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dimanche, 03 janvier 2010

Jules Vallès : saisissant portrait par René Lalou

"Son état normal est l'insurrection".

J'ai trouvé le tome I de ce livre dans les affaires de mon grand-père. Publiée en 1946, L'histoire de la littérature française et contemporaine (1870 à nos jours) , de René Lalou, comporte d'assez beaux passages sur certains auteurs. 
En voici un, que je recopie à l'usage de ceux qui trouvent amusant de lire un critique du milieu du XXème siècle sur la littérature "contemporaine".
Un beau et intéressant portrait de Jules Vallès, l'auteur d'une symphonie révoltée en trois tomes, et le représentant de cette classe d'"hommes souterrains" décrits par tant d'auteurs du XIXème siècle. Trop cultivés pour leur milieu d'origine, pas assez bourgeois pour rejoindre les classes aisées qui dominent la société, ils errent et leur intelligence est leur plus grande gloire et leur plus grand fardeau.

P1.32 ami de Bruno.jpg
photo d'un ami de B par Sara

 

On courrait à un échec certain en appliquant à JULES VALLÈS les mesures ordinaires de la critique littéraire : et pourtant nul roman social n'a dépassé la poignante intensité de la trilogie de Jacques Vingtras. Trop autobiographique pour être rangé parmi les romanciers descriptifs, trop partial pour prendre rang entre les historiens, Vallès ressuscite son époque avec une puissance fougueuse qui ne se laisse point réduire à la verve du pamphlétaire. Là où il essaie d'être objectif, qu'il peigne les réfractaires, les irréguliers de Paris, les victimes du livre ou "l'horreur et la désolation" de la rue à Londres avec l'inhumaine hospitalité du workhouse, l'intérêt languit. Mais qui lit la symphonie révoltée que forment l'Enfant, le Bachelier et l'Insurgé ressent, devant cette confession, la même impression de liberté que devant une création de l'imagination : qu'importe que le romancier ait pris pour matière sa propre vie s'il a réussi volontairement ou non, sa transmutation en oeuvre d'art ?

 

D'un art moins révolutionnaire, peut-être, que Vallès n'aurait entendu nous le faire croire : "J'ai fait mon style de pièces et de morceaux, écrit-il, que l'on dirait ramassés à coups de crochets, dans des endroits malpropres et navrants." En littérature aussi il tenait à sa réputation d'insurgé, et affirmait qu'on lui pardonnerait plus facilement d'avoir été membre de la Commune que d'avoir renvoyé Homère aux Quinze-Vingts. On pourrait sourire de ses prétentions et s'amuser à relever les passages où il se jette dans l'argot pour échapper à ses souvenirs classiques si l'on ne comprenait que lui-même n'est pas dupe, qu'il cherche moins ici à se glorifier d'une originalité qu'à panser une des plus cruelles blessures de son orgueil. Car toute son oeuvre est dominée par deux haines. Il déteste la société, "la gueuse", qui "affame les instruits et les courageux quand ils ne veulent pas être ses laquais", qui foule aux pieds les droits de l'homme. Mais il maudit plus encore la fausse éducation qui ne respecte pas les droits de l'enfant, qui l'empêcha de devenir un honnête ouvrier pour le transformer en un bachelier impropre à tout et qui crève de faim. Son oeuvre est l'explosion de ses colères, une vengeance ; tout, même ses procédés d'écrivain, l'enrage, qui le détourne de son but essentiel : "Ils ont imaginé une bohème de lâches, je vais leur en montrer une de désespérés et de menaçants".

Dans les limites où il s'enfermait farouchement il a réussi : son tableau vit prodigieusement. Non qu'il décrive jamais : même lorsqu'il relate des journées historiques, le 2 Décembre ou la Commune, il peint moins par une confession hallucinée de sentiments exaltés. Son état normal est l'insurrection. De là, ses grands cris sauvages, tel ce commentaire du "les gueux sont des gens heureux" de l'inoffensif Béranger : "il ne faut pas dire cela aux gueux ! s'ils le croient, il ne se révolteront pas, ils prendront le bâton, la besace et non le fusil". De là, cette fiévreuse âpreté qui stigmatise les déchéanes de Vingtras dans sa lutte contre la misère. De là encore, certains paroxysmes d'inhumanité et "la belle cruauté" de son duel avec Legrand. De là enfin, l'allure épique du récit lorsque, par la conférence, par l'article, par le livre, par l'action directe, il charge de toute la puissance de sa haine, contre la société ennemie.

Mais cette colère même lui prête une étrange lucidité. Il triomphe dans la satire concrète : ses portraits, depuis les professeurs de collège jusqu'aux maîtres de la presse et aux chefs révolutionnaires, sont dessinés à l'emporte-pièce, avec un pittoresque relief ; un instinct lui montre aussitôt le détail ridicule sur lequel sa verve s'exercera. Ses souvenirs d'enfance, avec les inoubliables figures de la mère paysanne et du père que le professorat obscur a abêti, sont d'un Poil de Carotte moins stylisé, et infiniment plus complexe. Il a le don d'un humour sec qui procède par étalage de fleurs de rhétorique suivis de soudains rappels aux réalité de la vie, par coq-à-l'âne volontaire. Cette ironie, mécanique et grimaçante, qui n'est jamais une détente, il la retourne contre lui-même. Elle lui tient lieu d'esprit critique ; après avoir évoqué l'enthousiasme révolutionnaire, la foi en ce qu'un Georges Sorel nommerait "le mythe de 93", il s'interroge d'un brusque soubresaut : "Il m'arrive souvent de me demander aussi si je n'ai pas quitté une cuistrerie pour une autre, et si après les classiques de l'Université, il n'y a pas les classiques de la Révolution - avec des proviseurs rouges et un bachot jacobin !"

L'intime désespoir qui emplit les douze cents pages de Jacques Vingtras a sa source dans cette souffrance : malgré tout son amour et toute sa haine, Vallès n'appartient pas au peuple et son oeuvre, trop large ou trop étroite, ne deviendra jamais véritablement populaire ; il est passé par la pension Legnagna, a été une bête à concours, tout comme l'Étienne Mayran de Taine. Vallès est un révolté, un réfractaire, non point un ouvrier. Si cruellement qu'il ait blessé ses contemporains, il n'a pu assouvir sur eux sa rancune ; et ce sont ses orgueilleuses misères qu'il apportait à "la grande fédération des douleurs". 

René Lalou

lundi, 28 décembre 2009

Pierre Loti par René Lalou

... diluer un instant dans le rêve sa propre angoisse.

 

Les chiens au bord de l'éta.jpg
peinture de Sara. Collection B. B.

 

 

J'ai trouvé le tome I de ce livre dans les affaires de mon grand-père. Publiée en 1946, L'histoire de la littérature française et contemporaine (1870 à nos jours) , de René Lalou, comporte d'assez beaux passages sur certains auteurs. 
En voici un, que je recopie à l'usage de ceux qui trouvent amusant de lire un critique du milieu du XXème siècle sur la littérature "contemporaine".


Pierre Loti et l'exotisme

"Rien ne m'est arrivé que je n'aie obscurément prévu dès mes premières années", écrit Pierre LOTI au début du Pélerin d'Angkor ; tout enfant, dans son petit musée de Saintonge, il avait prévu que, malgré la résistance de sa famille, il entrerait dans la marine et visiterait les plus beaux pays du monde , il avait aussi prévu que sa foi protestante ferait place peu à peu à une sorte de panthéisme vague dominé par la terreur de la mort ; s'il n'ajoute point qu'il avait prévu son oeuvre littéraire, cela tient uniquement à ce qu'elle n'est qu'un épisode, un effort de plus pour sauver sa vie du néant engloutisseur. 

C'est ce sentiment personnel qui inspire ses livres, - beaucoup plus que les circonstances qui déterminèrent leur composition ; il les enchaîne par un lien d'unité auprès duquel leurs différences superficielles ne comptent pas. On a beaucoup parlé de désenchantement à propos de Loti et on l'a comparé de ce fait à Chateaubriand , ressemblance dans l'attitude qui ne doit point aveugler sur leur différence fondamentale. Chateaubriand a orgueilleusement "bâillé sa vie" parce que son mérite n'y recevait point les consécrations auxquelles il jugeait avoir droit ; Loti a obtenu tous les succès qu'il convoitait ; la terre a comblé sa curiosité et sa sensualité. Il a connu la joie de découvrir des pays fermés, de les révéler aux hommes ; il a éprouvé la volupté plus raffinée de voir leur charme diminué par la civilisation, d'avoir été le dernier à jouir de leur vierge beauté. Rien ne lui aura manqué, pas même le prophétique plaisir de prophétiser la décadence finale : "Il viendra un temps où la terre sera bien ennuyeuse à habiter, quand on l'aura rendue pareille d'un bout à l'autre, et qu'on ne pourra même plus essayer de voyager pour se distraire un peu"...

Et cependant, toutes ces distractions offertes ne l'auront pu distraire, lui, de l'ennemi qu'il portait en sa conscience. La hantise du déroulement inexorable de la vie avec l'inévitable vieillesse et la mort au terme de tout, ce savoir amer qui a chez lui l'intensité d'une sensation physique, poursuit Loti jusque dans les ivresses de l'amour et la contemplation des plus somptueux paysages. "J'en suis venu, écrivait-il, avant la quarantième année, à chanter mon mal et à le crier aux passants quelconques, pour appeler à moi la sympathie des inconnus les plus lointains ; et appeler avec plus d'angoisse à mesure que je pressens davantage la finale poussière... Et qui sait ? en avançant dans la vie, j'en viendrai peut-être à écrire d'encore plus intimes choses qu'à présent on ne m'arracherait pas, - et cela pour essayer de prolonger, au delà de ma propre durée, tout ce que j'ai été, tout ce que j'ai pleuré, tout ce que j'ai aimé". Du Roman d'un enfant à Prime Jeunesse, à quels aveux Loti ne s'est-il pas péniblement résigné pour assurer dans la mémoire de ses lecteurs quelques années de vie, d'abord à ce qu'il tenait pour le meilleur de ses souvenirs, puis peu à peu, farouchement, à tout lui-même !

(Nous assistons à une semblable course contre la mort dans les Feuillets d'André GIDE, autre écrivain d'origine protestante et torturé, lui aussi, par "l'amour qui n'ose pas dire son nom".)


La critique n'abdique pas son jugement en lui donnant raison et en convenant qu'en effet il n'a jamais fait autre chose. Mais ce caractère d'épaves sauvées de l'universel naufrage s'applique surtout aux ouvrages proprement autobiographiques. Dans les romans l'art intervient : Loti tente, au moins, de sortir de lui-même. Sans doute ne faut-il point exagérer cette évasion ; les personnages qu'il choisit sont en général des simples : nulle finesse psychologique n'est requise pour la peinture de Ramuntcho ou de mon frère Yves ; l'éloignement enveloppe Rarahu et madame Chrysanthème dans un décor magnifique qui leur tient aisément lieu d'âme ; l'apparente complexité des Désenchantées est une culture occidentale qui s'ajoute à leur sensibilité passionnée sans la pénétrer profondément encore ; même dans Pêcheur d'Islande, le livre de Loti qui ressemble le plus aux romans du modèle conventionnel, les héros sont des types généraux abstraits, dirait-on, s'il n'y avait pas chez Loti une imagination visuelle absolument rebelle à toute abstraction. Car les fêtes du regard et les courtes haltes de passion sensuelle lui ont seules procuré les minutes exaltées où, anéanti dans la sensation présente, il oubliait la menace sur sa tête de l'autre, du définitif anéantissement. 

L'exotisme de Loti n'est donc pas un caprice d'artiste mais une nécessité pour l'homme qu'il fut, l'unique baume à son ennui et à sa peur. Or, par une conséquence assez naturelle, l'exotisme lui a valu aussi ses plus grands succès littéraires : incapable d'une construction intellectuelle personnelle, son regard embrasse d'un coup l'ensemble d'un paysage ; sa description, épousant avec une merveilleuse souplesse les contours de son objet, en présente une image si fidèle  qu'elle restitue aux yeux les plus fermés le spectacle entier avec l'harmonie interne qui lui donne sa raison d'être. Un exemple illustrera cette passivité recréatrice du Loti peintre : "Cependant la lune s'abaisse lentement, et sa lumière bleue se ternit ; maintenant elle est plus près des eaux et y dessine une grande lueur allongée qui traîne. Elle devient plus jaune, éclairant à peine, comme une lampe qui meurt. Lentement elle se met à grandir, à grandir, démesurée, et puis elle devient rouge, se déforme, s'enfonce, étrange, effrayante. On ne sait plus ce qu'on voit : à l'horizon, c'est un grand feu terne, sanglant. C'est trop grand pour être la lune". 

"La notion du réel est perdue", écrit-il un peu plus loin.
Il s'en épouvante et s'en réjouit à la fois. Non qu'il soit incapable de descriptions précises ; elles foisonnent dans Au Maroc ou dans Vers Ispahan. Non qu'il soit même incapable de la rigoureuse minutie indispensable à la croisade de virulente satire qu'il a entreprise dans L'Inde (sans les Anglais) et la Mort de Philoe. Mais son procédé favori, sa tendance la plus instinctive, consiste à s'abîmer dans le spectacle qu'il contemple jusqu'à en être débordé, à ne plus le peindre qu'empli de leurs deux émotions mêlées. Cette phrase : "Lentement elle se met à grandir, à grandir, démesurée, et puis elle devient rouge, se déforme, s'enfonce, étrange, effrayante", résume tout le style de Loti : répétition des mots, accumulation des verbes imagés, des adjectifs d'impression subjective, tout converge à créer une atmosphère de mystère inexplicable. Aussi excelle-t-il à évoquer le vague, à représenter une réalité par la négation d'une autre réalité : "C'était une lumière pâle, pâle, qui ne ressemblait à rien ; elle traînait sur les choses comme des reflets de soleil mort. Autour d'eux, tout de suite, commençait un vide immense, qui n'était d'aucune couleur, et en dehors des planches de leur navire, tout semblait diaphane, impalpable, chimérique". 

Là est le secret de son pouvoir d'imagination : il peint les choses dans un rêve éveillé où elles surgissent et s'évanouissent magiquement ; il décrit en ayant l'air de capituler devant la réalité ; dans l'incantation de cette prose, les termes les plus abstraits dépouillent leur valeur intellectuelle et n'agissent plus que par leur force affective : "Cette nuit-là, c'était l'immensité présentée sous ses aspects les plus étonnamment simples, en teintes neutres, donnant seulement des impressions de profondeur. Cet horizon, qui n'indiquait aucune région précise de la terre, ni même aucun âge géologique, avait dû être tant de fois pareil depuis l'origine des siècles, qu'en regardant il semblait vraiment qu'on ne vît rien, - rien que l'éternité des choses qui sont et qui ne peuvent se dispenser d'être."
"Être" et "sembler", ces verbes élémentaires reviennent perpétuellement dans les livres de Loti : symboliquement, car, faibles pour précisément décrire, nuls autres n'égalent leur aptitude infinie à suggérer. Or, suggérer est bien le but unique d'un artiste qui, exaspéré par l'omniprésence du danger mortel, ose à peine affirmer sa suprême espérance : "La souveraine Pitié, j'incline de plus en plus à y croire et à lui tendre les bras, parce que j'ai trop souffert, sous tous les ciels, au milieu des enchantements ou de l'horreur, trop vu souffrir, trop vu pleurer, et trop vu prier". Et cette obstinée évocation de tant de ciels, de tant d'enchantements ou d'horreurs n'aura été pour Loti, en définitive, qu'une manière d'opium à endormir la souffrance humaine et diluer un instant dans le rêve sa propre angoisse.