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dimanche, 22 mars 2015

Firmus ut Cornu

Ainsi parle le cerf, après des siècles de silence :

 I

An mille. On les voit naître là-bas, en Bretagne, non loin des bois que je hante depuis toujours. Ils me tuent sans doute déjà, à la chasse. Mais ils ne m'ont pas encore élevé au rang totémique. 

II

Premier nom, premières fratries. Vaines occupations des hommes. Et pourtant, quand ils ne se font pas la guerre entre eux, c'est nous qu'ils traquent. 

 III

Un des nôtres avait aussi blessé son fils, un jeune cerf adulte, à mort. Pris de remord il voulut le relever. Le fils croyant que son père voulut l'achever fit un mouvement brusque ; leurs bois s'entremêlèrent. Ils souffrirent trois jours à se débattre sans pouvoir se détacher.
À l'aube du quatrième jour le fils rendit l'âme. Alors le père brama sans fin et mourut de ce brame de douleur qui chantait son affliction. Les bois affligés retinrent cette histoire. Plus jamais les cerfs ne se battirent avec leurs fils, même par grande colère.

 IV

Rarement nous sommes rentrés dans Vitré. En meute, une fois nous vînmes aux abords et nous comprîmes l'orgueil immense de l'homme. Leurs maisons à l'époque étaient si belles que les autres animaux les admiraient.

Aujourd'hui avilis, eux-mêmes ont honte de ceux qu'ils bâtissent.

 V

Entre deux chasses à courre, ils ratifiaient à courre.

Soudain, ils s'en allaient. Tous. Ils partaient dans des pays des cousines gazelles. Nos faons grandissaient en paix.

VI

Ils revenaient. Nous réapprenions la peur.

VII

La dame marchait dans nos bois et contemplait les vols de corneille, sans savoir que ses fils oublieraient que leurs aïeux révéraient les oiseaux noirs. Nos fils, à nous, n'oublient jamais. Notre histoire est dans notre sang et dans nos réactions intuitives. Les mots n'ont pas coupé le fil de la vie qui passe entre les morts.

VIII

Qu'ils étaient beaux, vos châteaux. Qu'ils sont tristes, vos sanglots. Et c'est encore la main du destin qui fait s'entrecroiser les douleurs de vos corps humains et de nos corps cerfs : tous deux chassés de nos terres par les meutes hurlantes hier, par l'argent aujourd'hui. Frères ennemis, nous vous regrettons, car vous nous reconnaissiez comme vos totems. Et nos brames disent : revenez... revenez... revenez... A vos chasses, vous cherchiez quelque fois le danger, et vous saviez accepter d'être quelque fois perdants.

 IX

Vous épousâtes vos femelles ; vous enseignâtes vos petits à nous chasser.

X

Ainsi, ma mise à mort était leur gloire. Ainsi, je suis devenu leur emblème. Vos corneilles ne survolaient nos bois, vos cerfs ne sont pas nos frères, car vos images sont fausses et personne n'a le droit de nous totémiser.

 XI

Nos vies ne diffèrent que parce que vous parlez trop.

 XII

Nous ne reconnaissons pas votre noblesse. Nous ne reconnaissons que l'intrépidité des coureurs et la grandeur de ceux qui meurent sans gémir.

XIII

Leurs prénoms les distinguent entre eux. Nos brames leur paraissent tous semblables. L'homme qui a découvert que l'animal a un visage a découvert bien d'autre chose encore. Le cerf qui a entendu le brame humain sait que l'homme est un animal sauvage.

Vous avez des prénoms. Mais nous aussi nous avons des visages, n'en déplaise à votre marotte de ne reconnaître que ce que vous nommez.

Et que t'importe, homme, que le nom de cette femme te soit inconnu ? N'a-t-elle pas moins de chair, de cheveux et de sang que celles que tu nommes ?

XIV

Nos veuves aussi souffrent. Nos orphelins survivent peu. La vie est un combat, l'amour est un combat, la mort est un combat. Seul le ciel qui nous domine est douceur, quand il donne l'eau pour la langue et la lumière pour les yeux.

 XV

Il y a mille ans les bois recouvraient une grande partie du territoire ; et dans mille ans les bois recouvriront une grande partie du territoire. Les cerfs et les biches feront beaucoup de petits faons et ils oublieront la terreur de l'homme qui colonise.

XVI

Eh, l'homme, tu disparaîtras. Notre mémoire muette te recouvrira de son silence plein de prière, et nous effacerons la trace de tes pas.

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