vendredi, 20 juin 2014
Lire jusqu'au bout, sans bouillir
Certains d'entre nous sont très idéologues, d'autres plutôt souples, sur le plan des idées ; mais il est toujours difficile d'entendre ou de lire des points de vue opposés aux nôtres, particulièrement si nous les avons disqualifiés dans nos esprits. Certains points de vue, nous les avons jugés si inacceptables que nous ne saurions écouter leurs développements sans rugir de colère, prêts à en découdre courageusement contre l'Ennemi.
Cet Ennemi universel change de visage, selon que nous appartenons à tel ou tel courant de pensée.
Ennemis jurés, nous avons en commun la manière de ne pas nous supporter. Nous avons jugé immoral ou inepte le discours de l'autre ; nous avons tiré un trait définitif sur sa pensée.
L'intelligence s'érode à être répétitive. Si nous n'évoluons pas et que notre ennemi n'évolue pas, le combat continue comme avant. Si nous n'évoluons pas et que notre ennemi évolue, nous sommes incapables de nous en rendre compte, et nous courons à notre perte, à toute vitesse et sans rien vouloir entendre.
Il est judicieux de connaître ses ennemis - non pas de croire les connaître, mais de les connaître du fond du cœur. C'est seulement ainsi que l'on pourra comprendre leurs séductions, leurs faiblesses, et aussi leurs forces et leurs bons côtés.
La révolte se fait souvent à bon compte. Nous nous cachons derrière une excuse en cas de danger dans la vie réelle, et nous brandissons une ténacité inébranlable dans la vie des idées. Nous tremblons en silence dans le bureau d'un bâtiment d'une ville où quelqu'un nous scandalise, mais nous manifestons bruyamment notre colère lorsque nous sommes assis devant notre ordinateur.
L'apprentissage du calme nous permettra de parcourir le vaste monde des idées, d'en comprendre les origines, les causes, les développements, les atmosphères. Si nous entrons en profondeur dans une ambiance étrangère, que nous y baignons notre esprit, que nous apprenons à en reconnaître les codes, les plaisirs partagés, les secrets de polichinelle, les peurs communes, nous serons capables de la comprendre non pas de l'extérieur, avec nos propres critères, mais de l'intérieur, comme si c'était notre propre univers.
Ce qui nous empêche de faire l'expérience de telles immersions, c'est que nous nous savons fragiles. Nous craignons d'approcher trop près de ce que nous voulons tant détester, et d'être séduits malgré nous. C'est un risque, certes, mais c'est à ce risque que l'on peut développer une pensée autonome, structurée, vivante.
Aussi est-il intéressant de lire ce que l'on déteste, jusqu'au bout, sans bouillir de rage ; un voyage déplaisant que l'on effectuera en soupesant cette phrase du Carthaginois Térence : «Je suis un homme, et rien de ce qui est humain, je crois, ne m'est étranger ». Le but du jeu ne vise pas à adhérer à toutes les inepties, ou à faire siennes toutes les perversions, mais bien plutôt à s'en rendre maître. Afin que celui que l'on veut convaincre, soit étonné par l'empathie que nous sommes capables de lui révéler, et se prenne à chercher en nous ce qui l'a touché. C'est alors que nous lui dévoilerons nos propres idées, et qu'elles lui paraîtront, pour la première fois parmi les nombreuses conversations qu'il a connues au cours de sa vie intellectuelle, parées d'une aura nouvelle dont il aura envie de sonder la substance.
« Homo sum ; humani nihil a me alienum puto »
Publius Terentius Afer
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