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Le dernier iftar

 Sara  à la photographie, Edith de CL au texte.

 

iftar, ulm

 

Dans le ciel iranien ta croix d'obscur Chrétien, tes jambes réparées, ton front pur, mon amour.

Dans la chambre de Nasa, ma vie parmi les femmes d'Esfandyar, fils de Bachir, frère d'Assad et ton frère aussi, à toi, Abbas, avant le dernier Iftar. Trois semaines avant la pendaison d'Assad pour avoir demandé à la sœur de l'Imam pourquoi la femme n'avait pas droit à sa part de soleil. De quoi ne l'a-t-on pas accusé, après cela. Moi, refusant d'épouser Esfandyar, que risquai-je ? Je ne le sais. Lorsque tu me proposas de nous enfuir, je te dis, tout de suite : oui. Je ne croyais pas au succès : je croyais à la mort, que je trouvais préférable à tous les autres possibles. Toi, tu voulais mourir, pour retrouver ton frère, et pour voir si le Christ, cet hybride, cet homme-dieu auquel tu t'étais secrètement converti après avoir lu des livres, tu voulais savoir s'il t'accueillerait dans sa quiétude.

- Je veux savoir s'il est vraiment le prince ultime, et s'il m'accueille dans sa quiétude souriante.

- Allah pourrait t'entendre, Abbas, mon cousin. Tais-toi, je t'en prie.

- Allah peut bien m'entendre, le corps d'Assad tué en son nom se balance toujours au-dessus des oliviers du chemin de la colline bleue.

- Tais-toi, Abbas. Ton grand-père Bachir pourrait t'entendre aussi.

- Qu'il crève, ce vieux vicieux.

 

édith de cornulier lucinière, iftar, sara

 

Dès l'aurore, avant la prière, je traversais les salons de mon oncle, vides encore, gorgés des odeurs de l'iftar de la veille mêlés à celles du souhour. Nul ne m'entendis, même pas Anousheh, la vieille servante à l'ouïe fine et à l’œil perçant. Tout semblait conspirer avec nous, mon cousin, mon cher amour, tout semblait participer à notre sacrilège.

Y a-t-il pire péché que de quitter la maison de son père et de sa mère ? Y a-t-il pire péché que de quitter la maison de son futur époux en compagnie du dernier fils de celui-ci ? Je vis Sahar dans le vestibule, et elle semblait préoccupée ; j'attendis qu'elle s'éloigne vers l'arrière-cour où, sans doute, elle mettrait de l'huile sur sa peau, j'ajustais mon voile avant de passer par la porte de la maison de ton enfance, mon cousin, la maison à laquelle j'étais promise.

- Ne pleure pas, car il n'est pas de plus bel honneur que de devenir la plus jeune épouse d'un notable aussi respecté. Tu lui donneras son dernier fils, celui qu'il chérira plus que tous les autres, et il te comblera de bienfaits.

À ces paroles de mon père, ma mère ajouta de tendres recommandations :

- N'interromps jamais les femmes aînées de ton époux. Obéis en apparence, et tout te sera donné par ton époux en cachette.

 

 

iftar, nuages, sara

 

Tu m'attendais sous le corps de ton frère, car il était certain que tant qu'il resterait exposé ainsi, personne ne s'approcherait du chemin de la colline bleue. Autant que nous avions pu en juger, la voie serait libre pour notre fugue, mon cousin.

Tu m'attendais, raide à côté du poteau, et seule ma très vieille science de ton cœur put discerner l'atroce souffrance qui avalait déjà, à ce moment, tes forces vitales.

Car Assad avait été ton mentor, ton ami, ton frère, et plus rien ne comptait pour toi depuis que sa jeune vie, fatiguée déjà par les deux cents coups de fouet, avait été arrachée à la beauté de notre monde des vivants.

Nous traversâmes des cieux splendides à cette heure où la colline frissonne encore, alors que le froid de la nuit tarde à se dissiper. Nous vîmes les oiseaux des contes de notre enfance, mais nous ne parlâmes pas. Quand même, au cas où Allah écoute, au cas où l'ange de la mort entend, je récitais les prières, pressant entre mes doigts les boules d'un chapelet invisible. Je n'osai te le dire, car sous la cache de ta chemise, tu dissimulais cette horrible croix que tu t'étais procurée. Je croyais que tu croyais qu'elle te protégeait du mauvais sort, mon cousin. Nous n'avions pas encore échangé nos derniers mots, sous le cèdre à la frontière du Liban.

 

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Plus tard, au Liban, pays damné où les femmes se dévoilent au bord de l'eau salée, à l'endroit où le sable devient terre, devant les premiers cèdres, nous eûmes ce dernier dialogue, nous nous livrâmes nos secrets.

- Assad aimait une femme qui voulait être libre. C'est pour elle qu'il a relu toutes les sourates afin d'y trouver le miel de la liberté pour l'élue de son cœur.

- La liberté des femmes, Abbas, c'est de se soumettre aux lois de Dieu. Il n'y en a pas d'autres.

- Alors pourquoi m'as-tu suivi à travers tout ce pays ? Pourquoi tes pas ne m'ont pas quitté pendant que nous suivions les routes d'Irak et de Syrie, jusqu'à la mer ici ?

Le moment était venu de livrer enfin l'essence de mon cœur. Mes paupières se baissèrent un tant soit peu pour prononcer ces mots les plus beaux, ceux que je ne pouvais murmurer qu'à lui. Ils dormaient en moi depuis le début de notre adolescence, depuis qu'un jour, il était entré dans la maison de mes parents et que je n'avais plus vu un enfant, compagnon de mes jeux et de mes facéties espiègles, mais un homme en devenir.

- Parce que je t'aime, Abbas.

- Je croyais que c'était parce que tu étais libre. Je croyais que, comme l'amie de mon frère, toi aussi tu combattais vaillamment pour ta liberté.

Ces phrases déchirèrent mon cœur. Pendant qu'il déclarait cela, je pouvais voir la déception habiter son regard, le mépris dessiner un joli trait cruel sur sa bouche.

Comme j'étais trop triste pour parler, et que depuis la mort de son frère, il n'aimait plus à deviser, nous nous tûmes. Il reprit sa marche et je le suivis, je crus observer qu'il tendait l'oreille pour savoir si je le suivais, mais je savais désormais que mon amour était mort-né.

 

iftar, edith de cornulier, sara

 

Beyrouth était si belle le soir où nous arrivâmes, que j'oubliais mon chagrin. La ville scintillait comme un diamant et toute la jeunesse semblait vivre au rythme de la fête. Les gens, tous riches, tous beaux, ou tous laids, je ne savais pas, riaient fort et marchaient d'un pas rapide qui me faisait tourner la tête. Les magasins semblaient une multitude, et Abbas ne les voyait presque pas. Il avait l'air distrait, mais peut-être savait-il où il allait. Nous parlions mieux l'arabe qu'au moment de notre départ, et nous demandâmes des renseignements à diverses personnes, toutes pressées, toutes parlant trop vite.

Abbas me demanda de retirer mon voile, il m'acheta des habits et m'habilla à l'occidentale. Je le fis par amour pour lui, parce que je croyais qu'il pourrait alors peut-être m'aimer. Une fois aimée de lui, peu à peu, je lui aurais arraché son christ du cœur, et l'aurait ramené au pays. Alors son père, heureux de retrouver son fils, m'aurait pardonné ma trahison et aurait béni cette union de sa nièce avec son fils, renonçant à tous ses droits sur moi. Mon père, voyant cela, aurait clamé sa joie de mon retour avec son cher neveu, et ma mère, si réjouie de l'état de mon père, m'aurait pardonné à son tour.

Mais Abbas me demanda :

- Te voilà libre et plus belle que jamais. Tu es intelligente, Delkash. Reste vivre ici, dans un appartement contigu au mien, à la mission de la paroisse. Tu feras tes études et tu pourras trouver un travail et gagner ta vie.

 

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Je revis en pensée l'horreur de ces femmes embrassées comme des moins que rien, par leurs hommes, sur des plages souillées par leur présence impure. Je revis en pensée les longs mois de notre périple, moi, suivant cet homme silencieux, par amour, et lui, avançant toujours vers la mer, rendu fou par la mort de son frère.

Je revis en pensée la maison de mon père et de ma mère, mes petites sœurs, et mes frères qui chantent le soir en racontant des histoires dans le jardin. Je revis les visages aimés, le regard de ma mère, sa dureté me parut soudainement compréhensible. Ma fuite n'était-elle pas la preuve de la raison de sa sévérité ?

Je revis la maison de mon oncle, cet homme si bon, qui s'était engagé auprès de mon père, son beau-frère à m'épouser en dernière noce, et à me traiter avec la douceur d'un époux aimant. Je revis ses femmes, qui m'avaient apporté du thé et prodigué des caresses pour que je devienne leur sœur, le jour où j'avais pleuré toutes les larmes de mon corps en disant : « non ! » à ce mariage.

Je revis mes amies, je revis mon passé, et dans cette ville étrangère aux mœurs révoltantes, je ne compris plus comment j'avais pu me fourvoyer.

Abbas souriait en pensée, il imaginait des lendemains plus heureux que ceux qu'il avait connu chez nous, car tout s'était teint d'ombre depuis qu'on lui avait pris son frère.

 

port des sables d'olonne, chantier naval

 

Il rêvait, je le comprenais, d'un voyage en bateau vers la terre d'Europe. À cause de tous ces livres qui avaient noyé sa raison, son regard s'était perdu définitivement dans l'abîme de l'Europe, son esprit divaguait en rêvant de la France, ignorant que les lumières de ce pays n'étaient qu'appels démoniaques et sirènes trompeuses.

Il était mort à tout ce que nous avions été. Il était mort au pays où nous avions grandi. Il avait trop écouté la voix de son frère, de même qu'avant lui, Assad avait trop écouté la voix de cette jeune femme, sûrement belle, mais si funeste qu'imaginer sa simple image me répugne.

Je suivis encore Abbas à travers les méandres de la ville de Beyrouth, dont le charme m'apparaissait désormais dans sa vérité macabre. Ainsi, ses yeux regardaient les bateaux qui partent des ports arabes vers l'inconnu ; son regard suivait le sillage des avions qui s'enfuyaient vers l'Amérique impie, et vers l'Europe surtout, cette mante religieuse qui avale les hommes purs qui se tournent malencontreusement vers elle, et emplit leurs cœurs d'oubli. Adieu, Abbas. C'est ce que je chuchotais en moi-même, pleurant en pensée cet amour de ma jeunesse qu'il me faudrait oublier bientôt. Car ma décision montait en moi comme une résolution inexorable. Quoi qu'il m'en coûte, je retournerais au pays.

J'accepterais les punitions et le sort d'humiliée qui m'attendait. Je l'accepterais, car ma place était là-bas, auprès de ma famille, à suivre les préceptes inculqués par mon père et ma mère, et dont jamais je n'aurais dû m'éloigner.

 

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Abbas voulut me persuader ; il n'obtint rien de moi, même pas une simple écoute. Il me trouva un homme de confiance, qui devait se rendre à Bassora et accepta de s'occuper de m'envoyer jusqu'à Abadan.

C'était un homme bon, qui désapprouva Abbas et comprit l'erreur dans laquelle j'étais. Le temps du voyage, je m'occupais de ses petites filles et quand nous arrivâmes à Bassora, sa femme m'accueillit comme une sœur, sans questionner son mari. Elle me fit à dîner et me prépara un lit dans la chambre de ses filles. Le lendemain, je repartirais aussitôt pour Abadan.

« Adieu, Abbas », je ne prononçai pas ces mots car mon cœur les avait dit nettement en mon for intérieur. Mais toi, mon cousin, tu attendais quelque chose de ma bouche, sans doute, un adieu, un sourire, un tremblement de mes lèvres, car tu me souhaitas du bonheur et me dis que nous ne nous reverrions pas avant un très long temps.

Et si j'avais su, mon ange, que c'étaient nos derniers moments, jamais je ne t'aurais quitté. Car mon cœur saigne des flots de sang depuis que ton corps est revenu dans un cercueil à Abadan.

 

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Abadan, ville de mon enfance et de ma décadence, quand je t'ai quittée comme une voleuse, c'était pour suivre un homme qui ne voulait pas de mon amour. Et quand je te suis revenue, mon nom était devenu celui de la honte.

Personne ne m'appela plus Delkash. Je crois bien que ce sont les fillettes du protecteur auquel Abbas m'avait confiée, qui m'appelèrent ainsi pour la dernière fois. Elles pleuraient en m'embrassant, les douces, et je leurs caressais les joues. J'avais l'espoir que mon humilité inviterait la clémence des miens. Quand j'arrivais aux portes de la ville, ce fut encore le ciel qui m'accueillit, comme c'était lui qui m'avait vue partir. Mais il n'accueillait plus Delkash, il accueillait La Honteuse. Mon père m'appela ainsi, puis mes frères, puis mes sœurs, et tous continuèrent. Mais c'est quand ma mère le prononça que je compris que c'était devenu mon nom réel, celui qui me serait attaché pour toujours, à cause de ma faute.

 

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Il paraît qu'une femme vit dans une ville au bord de la mer en Allemagne, et qu'elle s'appelle Kirsten. Il paraît que tu n'es jamais allée en France. Il paraît que tu as aimé cette ville de Wismar. Il paraît aussi que tu y étais aimé de tous.

Moi, je pense à cette femme qui a dû tant parler avec toi. Elle a connu tes mains, elle a connu ta voix. Elle a connu de toi tout ce dont j'avais rêvé, et elle t'a perdu par un soir d'été. Elle dit qu'elle sait que tu pensais beaucoup à nous même si tu n'en parlais pas.

 

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Elle dit dans sa longue lettre que tout lui parle encore de toi.

 

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Il paraît que Thomas et Anna ont entendu parler du long voyage que tu fis avec ta cousine, depuis Abadan jusqu'à Beyrouth, et que le châle qui couvrait mon visage le long de ce périple est posé sur sur une table, et qu'on n'y touche pas.

 

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Il paraît qu'ils veulent bien nous voir, mais c'est l'oncle Esfandyar qui ne veut pas. « Tu m'as donné ces fils pour mon malheur, Farah », dit-il à leur mère. Et les autres femmes essuient leurs yeux de honte de ne lui avoir pas donné de fils. Et personne n'a plus jamais proposé sa fille à Esfandyar, pour consoler ses vieux jours par la naissance d'un enfant.

 

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Mais les soleils couchants se succèdent et quand j'en

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samedi, 05 juillet 2014 | Lien permanent

Ces bêtes qu’on abat : Marie

 

abattoirs, condition animale, transports animaux, végétarisme, protection animale, droits des animaux, Jean-Luc Daub, Ces bêtes qu'on abat, maltraitance, législation animale, viande ; animaux, animal ; bêtes, fraternité, abattage rituel, halal, hallal, casher

Bovins qui cherchent de l’air à travers la lucarne d’un camion.
Phot Jean-Luc Daub

 

 C'est une saga qu'aucun scénariste n'aurait le courage d'écrire. Les films les plus gores ne sont que des comédies Walt Disney en comparaison. Les plus courageux d'entre vous auront sans doute du mal à la suivre jusqu'au bout...

C'est la saga interdite aux profanes.

AlmaSoror est fière de proposer sur son site l'extraordinaire saga de la viande. Celle qu'on ne lit jamais, celle dont on entend jamais parler, celle qui a lieu dans des endroits où l’œil citoyen ne peut pénétrer.

Si vous ne vous sentez pas capable de la lire, sachez que l'enquêteur l'a écrite. Sachez que des milliards d'individus la vivent aux portes de nos villes. Si vous n'êtes pas capable de la lire et que vous êtes capable de consommer le résultat, alors vous êtes un merveilleux citoyen du Meilleur des Mondes.

Voici donc le journal de Jean-Luc Daub, enquêteur dans les abattoirs français.

 Ces bêtes qu'on abat peut s'acheter en version imprimée :

Ou bien se lire sur cette page qui lui est dédié.


Marie

 

 Marie était une vieille femme de bonne santé, à la chevelure grise et longue. Elle portait les cheveux lâchés. Son visage buriné par le temps et ses mains trahissaient un intense travail de la terre.

Marie a toujours été agricultrice. Dès sa plus tendre enfance, elle travailla avec ses parents, et poursuivit cette activité jusqu’à aujourd’hui, à l’âge d’une retraite bien méritée. Marie ne savait pas s’arrêter, c’était le temps qui tentait de l’arrêter, en dressant devant elle maints obstacles, toujours plus difficiles à surmonter. Mais cette dame, âgée aujourd’hui de 94 années, ne se démontait pas et survivait malgré ses vieux os en continuant à travailler la terre et à s’occuper de ses bêtes. Au moment où je l’ai connue, elle possédait six vaches, quelques chiens et de nombreux chats qui se reproduisaient sauvagement. Elle vivait entourée d’animaux, de chiens affectueux, et de chats à moitié sauvages qui la considéraient comme la chef de meute. Marie était veuve. Elle habitait seule en centre Bretagne, dans un lieu-dit où il y a peu d’habitants. Elle ne faisait plus ses courses elle-même. Une jeune femme dévouée et possédant un véhicule les faisait pour elle. Marie habitait à cinq kilomètres du bourg, elle ne possédait pas de voiture, elle n’avait d’ailleurs pas le permis et, à son âge, elle ne pouvait plus s’y rendre à pied. Son mari agriculteur n’avait pas connu la mutation moderne de l’agriculture. Il est mort il y a maintenant trente ans. Cependant elle pensait le voir encore, et notamment lorsqu’il revenait accompagné des gendarmes qui le recueillaient parfois sur la route en état d’ébriété. Marie me disait que les « gens d’arme » le ramenaient souvent à la maison, car il avait la fâcheuse habitude d’aller au bourg pour se livrer à la consommation d’alcool dans un bar fréquenté. Marie se soignait avec des remèdes à elle, des plantes. Elle n’avait pas la télévision, mais elle n’avait pas non plus l’électricité. Pourtant, elle possédait un frigidaire pour y ranger sa nourriture, et après tout, un frigidaire même sans électricité, cela sert à ça !

Marie cuisinait, elle préparait des pommes de terre de son jardin, de la soupe et des omelettes grâce aux œufs pondus par les quelques poules qui vivaient comme elle, dans un lieu dégradé par l’œuvre du temps et les éléments du ciel. Notre gentille dame ne se servait pas d’une cuisinière ou d’un four pour la cuisson de sa nourriture. Lorsqu’elle m’invita dans une sorte de pièce à vivre, je fus surpris de voir une marmite bouillonnante léchée par les flammes d’un feu de cheminée. Du bois de chauffage était éparpillé sur le sol. Il ne faut pas s’imaginer de belles bûches bien rangées, il s’agissait de morceaux de troncs d’arbres pourris, de branchages. Le sol de cette pièce, qui était la cuisine, était composé de terre battue, comme dans l’ancien temps. Le sol était creusé par le va-et-vient incessant de toute une longue vie. Un tas de détritus s’amoncelait sur une table, (des assiettes, des bols, de la nourriture avariée, des journaux pourris…). Sa cuisine était un peu insalubre, pour nous autres qui vivons en appartement ou possédons une maison bien ordonnée. Des monticules de vêtements déchirés, salis par les animaux traînaient dans la boue, laissés çà et là. Tant d’objets encombrants occupaient la pièce qu’il n’y avait plus de place, juste une chaise pour s’asseoir devant… la télévision j’allais dire, non, la cheminée ouverte. Sur les murs, il n’y avait plus de fenêtres, et il n’y avait pas de porte non plus. La cuisine donnait directement sur l’extérieur et la pluie se donnait un malin plaisir à s’y engouffrer. Par mauvais temps, l’eau s’écoulait du plafond dans les parties habitables. C’était pareil pour sa chambre, qui se trouvait de l’autre côté du bâti avec l’étable des vaches, l’eau s’y infiltrait sans complexe. Des tas d’objets encombrants et des vêtements usagés traînaient partout, tout était livré à l’abandon.

Sa maison, faite de plain-pied, était devenue vétuste. Le toit n’était plus étanche, des murs s’écroulaient. Oh… Marie a bien voulu faire refaire sa cuisine avec l’aide d’un homme bricoleur de confiance, qu’elle paya malheureusement d’avance. Profitant de la vulnérabilité de Marie, cet homme qui s’avéra sans scrupule disparut sans faire les travaux.

Marie était gentille et accueillante. Pourtant, j’étais venu pour un problème de protection animale. Lorsque j’arrivai sur la propriété, je dus me glisser sous les fils barbelés qui clôturaient l’espace des animaux, qui était aussi le sien, pour tenter de la trouver. Après avoir fait le tour des lieux, je compris vite que j’avais affaire à une situation sociale critique. Au loin, dans un champ labouré, je vis une silhouette qui déambulait entre de vastes et profonds sillons de terre. C’était Marie. On m’avait parlé d’une femme de 80 ans, je ne pensais pas la voir traverser un champ retourné, suivie d’une meute de chiens. Elle avait une chevelure longue et décoiffée, une démarche chaotique, des jambes arquées, un pantalon dans les bottes et un gros pull.

Tout cela ne me permettait pas de porter mon regard sur l’apparence d’une personne classique, ni même sur une dame d’un certain âge. Bien des personnes âgées se déplacent difficilement, alors que Marie marchait sans peine dans les crevasses. Elle vint vers moi. On m’avait dit qu’elle avait un fusil, mais je n’ai rien vu de cela. Je me suis présenté, elle était ravie de ma présence, je pense qu’elle n’avait pas compris que je venais pour voir l’état de ses animaux. Je suis allé voir avec elle les animaux. Aucun ne semblait souffrir. Par contre une génisse me suivait et se collait à moi. Marie me dit alors qu’elle se comportait comme cela parce qu’elle était amoureuse de moi.

Marie me proposa un café que j’acceptai. Nous allâmes dans sa cuisine. Elle prépara le café dans une casserole noire de crasse, puis elle nettoya devant moi les tasses avec l’eau de la gamelle des chiens. Que pouvais-je faire ? Me sauver en courant ? Non, j’avais décidé de lui tenir compagnie en buvant le café de l’amitié. Nous nous sommes installés dehors sur deux chaises devant la maison, les tasses étaient posées sur une cuisinière toute rouillée qui ne servait à rien, sinon à remplacer une vraie table. J’ai quitté cette dame avant la tombée de la nuit en lui promettant de revenir. Ce que je fis. Un été, je suis revenu avec un ami. Nous lui avons coupé du bois pour sa cheminée, et nous avons un peu rangé. Mon ami refusa de boire un café, trop sale à son goût. Il faut dire que lorsqu’elle sortit du pain, un asticot y faisait sa vie. Mon ami, un vaillant jeune homme, osait à peine s’asseoir sur la chaise proposée par Marie. Il s’y tenait en équilibre en y posant le bout de ses fesses, prenant appui sur ses jambes. Quant à moi, je n’avais de telles réserves. Marie ne semblait pas malade, pourquoi l’aurait-elle été ?

Marie était généreuse, elle voulut nous récompenser. Avec sa bêche, elle sortit du sol des pommes de terre qu’elle nous donna. Puis, elle me dit : « Un homme, il faut que ça mange, je vais vous faire des œufs », et là j’ai dit non, en prétextant que ce serait pour une autre fois. Nous ne savions pas trop si les œufs étaient frais. Mais Marie ne voulait pas nous laisser partir, elle ne recevait pas beaucoup de visite.

J’ai connu Marie parce qu’une plainte avait été déposée à l’association, concernant ses vaches qui auraient été victimes de maltraitance. Je n’ai rien vu d’anormal. J’ai rencontré Marie parce que quelqu’un lui voulait du mal, quelqu’un qui avait entendu quelqu’un, qui avait dit à quelqu’un d’autre que les vaches étaient maltraitées ! Je lui avais pourtant dit, à Marie, que je venais pour ça, mais je crois qu’elle ne comprit pas bien, car elle m’accueillit à bras ouverts. Elle était une voisine dérangeante parce qu’atypique. C’est vrai, ses vaches divaguaient parfois, ses chiens aussi, de plus ils aboyaient, elle avait aussi une multitude de chats. Des gens convoitaient son terrain. Une voisine n’était pas contente parce qu’une génisse s’était retrouvée sur sa belle pelouse. Les chiens qui posaient des problèmes allaient être euthanasiés. Un marchand de bestiaux lui faisait du chantage en tentant de la voler. Il voulait acheter son taureau pour une bouchée de pain, et il menaçait de venir le lui prendre de force. Les gendarmes s’étaient déplacés plusieurs fois. Un agriculteur lui avait vendu du foin, mais il était de très mauvaise qualité. Que de gens malhonnêtes gravitaient autour d’elle !

Par la suite, j’ai pris contact avec l’assistante sociale de la MSA (Mutuelle Sociale Agricole) pour voir ce qui pouvait être fait pour ne pas laisser à l’abandon cette vieille dame, qui vivait hors du temps et de tout lien social. J’ai également contacté la mairie du bourg. Marie aurait refusé les services d’une aide ménagère, ainsi que la vente au marché à bestiaux de ses bovins, car elle avait peur de ne pas recevoir le « bon prix ». Marie était devenue méfiante à l’égard de tout le monde.

Quelques années ont passé sans que j’aie eu le temps de la revoir ou de m’occuper d’elle. Habitant en Alsace, et ayant d’autres occupations, j’ai laissé les voisins et les professionnels de son secteur s’occuper d’elle. J’ai repris contact avec une dame qui se consacrait un peu à elle. J’ai donc pu avoir des nouvelles et connaître l’évolution de sa situation. Aujourd’hui Marie est dans une maison de retraite, elle ne peut plus marcher, elle vit en fauteuil roulant. Elle a 94 ans. Sa situation s’était dégradée dans la propriété où elle vivait. Le maire de la commune et l’assistante sociale de la MSA n’auraient rien fait pour l’aider. Un homme, dont je ne connais pas l’identité, appela un jour le médecin du bourg. Il se préoccupait de l’état de santé de Marie. Elle ne s’alimentait plus, et ne pesait plus que trente kilos. Elle était mourante selon le médecin.

De plus, elle avait perdu la tête, et c’est en psychiatrie qu’elle fut orientée de force pour y être soignée. Avant de s’en sortir, et bien qu’étant d’une certaine manière placée dans un cadre sécurisant, Marie a connu l’enfer car sa prise en charge psychiatrique dura trois ans : trois années d’enfermement, pour elle qui a toujours vécu en toute liberté, et constamment à l’extérieur. Il a fallu la maintenir en service fermé, car elle n’avait qu’une idée en tête : quitter l’hôpital et retourner chez elle. Souvent, avec ses affaires sous le bras, elle prenait la direction de la sortie. Mais les portes étaient closes. Lors de son hospitalisation, il lui restait quatre vaches qui ont été vendues. Une dame de la SPA la plus proche, Loudéac, réussit à placer seize chiens. D’autres sont partis vers la SPA de Saint-Brieuc, deux se seraient échappés de cette SPA et trois ont dû être « piqués », parce qu’ils n’étaient pas « adoptables » m’a-t-on dit. Il y avait une trentaine de chats, dont la plupart ont été tués à coup de fusil. Un voisin excédé aurait même crevé l’œil d’une vache à coup de fourche. Sa maison et sa propriété ont été vendues à des Anglais.

La dame qui m’a gentiment renseigné lui rend visite régulièrement en lui apportant du chocolat et des gâteaux. Il semblerait que Marie évoque les visites que je lui faisais, elle se souviendrait de moi. Cette dame m’a prié de venir voir Marie à la maison de retraite, lors de mon prochain séjour en Bretagne. Sur son lit de chambre, là-bas, elle a un chien en peluche comme animal de compagnie.

 

 

 

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dimanche, 14 octobre 2012 | Lien permanent | Commentaires (1)

Poème autodaté : un bail de trois ans

J'ai signé mentalement le 30 octobre 2021 un bail de trois ans renouvelables avec des amis, chacun écrit chaque jour un poème autodaté selon la forme inventée par Benoît Richter ;

D’après son inventeur Benoît Richter, le poème autodaté « se calque sur la date du jour.
C’est un poème de 8 vers, (puisque dans notre espace-temps la date du jour comporte en général 8 chiffres, aujourd’hui, par exemple : 12 02 2022), dont chaque vers est compté en nombre de mots selon la ligne. (Zéro mot verra un saut de ligne).

Suit la version chronologique. Pour lire les derniers en premier, rendez-vous par ici.

Alors : 

30 10 2021

éveil des plantes
-
verdeur
-
Végétal rêve
-
songe végétal
immobile

31 10 2021

Rousseur des platanes
Charonne
Dominical
-
Froide douceur
-
Vouloir encore
Vivre

1 11 2021

-
Silencieux
Immobile
Éternel
Christ vert
-
Buisson ardent
Invaincu

2 11 2021

-
Bach résonne,
religieux,
auprès
du vaisselier.
-
Fleurs séchées,
mandarines.

3 11 2021

-
Persiennes, bois blanc ;
brume
urbaine,
focale matinale.
-
Fractale automnale,
Café.

4 11 2021

-
Fin de la pluie.

Paris,
Novembre,
Lierre mouillé.
-
Hôpital Quinze-Vingts,
Tranquillité.

5 11 2021

-
Les tours de la banlieue
bleutées
béton
baie vitrée
-
Cactées succulentes
déracinées

6 11 2021

-
Il était une fois l'attente
novembrale,
organique,
douce amère...
-
Sucs miscibles,
endosmose.

7 11 2021

-
Blafarde émersion, saleté des vitres, euphorbe transie,
Altostratus,
Chauffage,
Café lyophilisé
-
Intestins dominicaux
ruinés.

8 11 2021

-
Sérénade schubertienne au creux de l'immense insomnie.
Intimes
ténèbres.
Silence minéral,
-
Terrarium embué,
Cosmos.

9.11.2021

-
Battements arythmiques du cœur dans la rue Saint-Nicolas
Légère
Angoisse
Moteurs lointains
-
Lumière pâle
Pensées.

10.11.2021

Gésir...
-
Perfide
Réel ;
Sortilèges écartelés.
-
Arbre dépouillé,
vaincu.

11.11.2021

Cris
Jeux
Disputes
Rires
Chien, enfants
-
Ô silence
perdu !

12.11.2021

Brouillard
Du Vexin
Café
Harar
Fillette endormie
-
Maison biscornue
Corbeaux

13.11.2021

Attente.
Ouate musicale, nappes
sonores...
Andante,
mouvement lent.
-
Passagère anxiété
bienfaisante.

14.11.2021
regarde
les eaux très dormantes
et
prie
l’étang
-
l’étang
lugubre

15.11.2021
Feuilles
tourbillonnant dans le vent frais
fauteuil
roulant
Hémiplégie gauche
-
Hémisphère Nord
temporal

16.11.2021

Ittoqqortoormiit.
grande maison, tôle et neige, fjord,
Glace,
Kangertittivaq
Narval délicat
-
Nerlerit Inaat
 Voyage.

17.11.2021

Sonde,
épiderme des tuyaux, dissipation statique, formulations variationnelles.
capteur
sensible,
...cortex plié...
-
lignes célestes...
VOR


18.11.2021

Endofoncteur
du hêtre peuplant la hêtraie de la clairière,
monade
végétale
faînes tombés
-
fagus sylvatica
endomorphique

19.11.2021

Nuit
Les pas de l'inconnu dans la ville vide
étranger ?
étrangère ?
Rue sombre
-
Boulevard lointain
Effacement

20.11.2021

Palpitations cardiaques
-
Avenue
Kleber
Frog XVI
-
Edouard Ferlet :
Vendry

21.11.2021

Fourrés remuants,
meute,
Chiens
courants
Saint-Hubert
-
Sonneurs, piqueurs, 
Cors ! 

22.11.2021

Pianiste charmant,
tu mens ? 
Yeux
bleus,
mains délicates
-
Technique pure
mélodieuse.

23.11.2021

Tout transformer,
Changer de monde, 
Répudiation,
Métamorphose,
Idéaux brûlés.
-
Idées renouvelées,
élévation !

24.11.2021

Pommes fraîches
Pure eau de source
Légère 
Fatigue
Amours lasses
-
Sorores : fraternité
irréversible.

25.11.2021

Tu traduis
du tchèque jusqu'en français
impassible
concentré
ce poème
-
Le lierre
écoute

26.11.2021

Champagne obligatoire
Poison inévitable, piège mondain, piège fatal
Ennemi
Tueur
Infect breuvage
-
Pancréas torpillé
Larmes

27.11.2021

Il neige
Ce matin sur la ville de Plombières
Les 
Bains
Epicéas, oiseaux
-
Intense prière
Blanche.

28.11.2021

Cette nuit,
Ma main se rétracte, la peur se dilate,
Service
commandé
du Diable
-
Satan sans
pitié.

29.11.2021

Miserere mei
Si je flanche au moment de te rester fidèle
et 
abandonne
le courage
-
Miserere mei
Deus

30.12.2021

Soupe d'électrons
-
recette :
Ions fous,
Gaz fragmenté.
-
Aurore boréale
Plasma. 

1.12.2021

-
Toi,
libre,
si libre,
si douce,
-
si pure,
inexistante. 

2.12.2012

-
Vague sonore,
Tube
électronique ambient,
Ether palpitant,
-
Emporte-moi
Au-delà.

3.12.2021

-
L'asperges me
dans
le vestibule.
Sept heures
-
Laudes, psaumes,
messe.

4.12.2021
-
Morphine à libération prolongée
Skenan
Douleur domptée
Humour noir
-
Assas : camping
sauvage.

5.12.2021
-
Asphyxie lente des psychismes épuisés.
Torsions.
Molécules attendues.
Ciel blanc.
-
Rêve : mort
heureuse. 

6.12.2021

-
... occultum lapidem invenies, promesse d'alchimiste
V.I.T.R.I.O.L
Acide gothique
Pierre philosophique
-
Âme philosophale
éblouie

7.12.2021

-
Déjà commence le grand voyage d'hiver
Winterreise
Climat sonore
Temps suspendu
-
Paysages nus
Manteau

8.12.2021

-
La truite se glisse dans l'allegro vivace,
Clarté
Eaux vives,
Danse ichtyomane
-
Arpèges polissons
joyeux.

 

9.11.2021

-
Hôtel de Massa, salle du comité, camaïeu de bleu
soporifique
Budget, gestion.
Majestueuses fenêtres,
-
Jardin secret
dehors. 

 

10.12.2012
Instance.
-
Insistance.
Te fuis, 
Shadenfreude, méchante. 
-
Te désire,
Mudita.

 

11.12.2021

Jeune
viril
militaire
Carrure élégante
Sourire doux
-
Hélice tournoyante
Envol

12.12.2021

Symphonie
pour une 
femme
qui cherche
l'accomplissement
-
Temps présent
insomnié

 

13.12.2021

Barque
Saule pleureur immergé
Vase
Eaux mortes
Carpe méfiante
-
Ploc ploc
Ramer

 

14.12.2021

Cueille
au creux du jour
gercé
la nudité
des arbres
-
Brouillard bleuté
Dormance


15.12.2021

Pulsation
Moteurs internes, moteurs externes, machinerie
Spectre
Éliane Radigue
Musique drone
-
Alaska mental
excessif

 

16.12.2021

Dévaler
Troupeaux de nuées, troupeaux de brebis,
Paysage
bleu froid
Nuages métalliques
-
Chlorophylle phospohorescente
addictive.

 

17.12.2021

Feu
dans la cheminée ouvragée de l'aïeule
Fauteuil
93 ans
Une crapète
-
La vieillesse
ensoleillée

 

18.12.2021

Buchelier
Les fagots de derrière les fagots, le chien
épagneul,
La fillette
des bois
-
des prairies hivernales

 

19.12.2021

Boum !
La lampe chinoise tombée sur ma tête m'éveille
Arnica
Bosse caboche
Café brioche
-
Et dodo
encore

 

20.12.2021

Maison morte
-
Je
te réveille ;
maison vide
-
Je te
repeuple.


21.12.2021

Col roulé
Gants
Bottines
Le sable
L'océan
-
Le port
originel. 

22.12.2021

Eliane Radigue
Laurie Spiegel
1970
New York City
Silhouettes musicales
-
Longs cheveux
bouclés

23.12.2021

Des huitres
sur le port
et
ton amour
si proche
-
Les années 
passent

24.12.2021

Le boulevard,
La closerie des Lilas.
Loupiac,
Domaine Lavialle.
Viens, enfant...
-
Ante luciferum
genui

25.12.2021

Douce nuit
Serviteur muet chargé de fruits
Tintinnabulement
Pleines ténèbres
Effluves boisées
-
Hautes grilles,
Gui.

26.12.2021

Au Luxembourg
les statues blanches, les arbres nus.
Conciliabules.
Le Sénat,
L'Observatoire.
-
Promenade postprandiale
Éternité.

27.12.2021

Nuit psychédélique
Corps de plante verte, lente émersion lunaire
Pôles
Monacale danse
Transe monocorde
-
Carl Gustav
Jung. 

28.12.2021

Destin contrarié
Une vie entière à se porter soi-même
vainement.
La lutte,
le souffle
-
Vents obscurs
perpétuels

29.12.2021

Tours, tours ! 
Grisaille de Charonne défiguré, du périphérique, du boulevard Davout,
Immigration :
accueil béton,
Familles parquées.
-
Poumons enfantins
abîmés. 

30.12.2021

Ta Nissan Xtrail
-
Ô 
mon frère
rue Guynemer, 
-
Ta voix 
chaude. 

31.12.2021

Magnus liber organi :
Léonin,
Pérotin,
entrailles bénies
du déchant. 
-
Notre-Dame
immortelle. 

01.01?2022
-
Enfances
-
Candeur
Joie pure
-
Force vitale
Vents frais

02.01.2022

-
(Confidentiel Défense)
-
Anxiétistan,
Haut-Commissariat.
-
Latcho drom,
omerta nomade !

3.01.2022

Nos lectures roumaines... 
-
Evidemment, 
tu relis. 
-
Deux cafés, 
oui, merci. 

04.01.2022

Regardez, petits, ces immeubles
-
Humez
cet humus.
-
Pierre taillée, 
Béton armé. 

05.01.2022

Un rendez-vous dans la ville
-
Pluviôse.
Narcose bleutée,
-
Ivresse profonde
des rencontres. 

06.01.2022

Rue de Varenne, pavés des cours.
-
Examen, 
léger recul. 
-
Retour vers
le passé.

07.01.2022

Sandor Maraï au creux de la nuit
-
Littérature
élégante, passive. 
-
Révolte impuissante,
pensée solitaire. 

08.01.2022

S'il te plait, rends-moi ma liberté
-
Oh,
ou alors
-
donne-moi
ton cœur. 

09.01.2022

La cheminée fume sur le toit d'en face
-
Tuiles
de ville. 

Toitures sur
ciel gris. 

10.01.2022

Henry-Louis
-
-
de 
La Grange
-
Passion intense
Gustave Mahler.

11.01.2022

Muscle
Pompeur
-
Coeur,
Fidèle cœur, 
-
Contraction, propulsion,
rouge poing. 

12.01.2022

Vent
Rue froide
-
Mâtines
Voix rauques
-
Beau Val
de Grâce.

13.01.2022

Suspension
Vos vies parfaites
-
Idéaux
Réseaux sociaux
-
Maisons, bonheur,
neige, soleil. 

14.01.2022

Bar 
de la Vieille Grille
-
Livres
Quartier latin
-
Poches sous
les yeux. 

15.01.2022

Flamands
de l'Œuvre au noir
-
Flamands
en peinture
-
Flandres musicales
Adrian Willaert.

16.01.2022

Ferveur
Vers Thérèse-Bénédicte de la Croix
-
Sainte
Edith Stein
-
"Allons pour
notre peuple". 

17.01.2022

Aube
La silhouette de buis dans la pénombre
-
Café
Pain, miel
-
Mère voûtée,
si serviable

18.01.2022

Viens, 
nous marcherons ensemble dans les champs de Liouville ;
-
Ami,
nous descendrons
-
l'escalier
de Cantor.

19.01.2022

Tendre
vers le but, vers cela qui me rendra vivante
-
Etendre
mes bras
-
Je changerai
mon nom.

20.01.2022

Une bruyère
-
-
Entrouverte,
une fenêtre.
-
Des persiennes ;
cour intérieure.

21.01.2022

Haute tension
tendre.
-
Extrasystoles : 
Rock ? Jazz ?
-
Tout simplement 
très classique.

22.01.2022

Ciryl Gane
Francis N'Gannou
-
Anamnèse
de combat.
-
Ce soir
l'Histoire.

23.01.2022

Dracaena, rappel
qu'ailleurs existe.
-
Papyrus,
Kentia, Dieffenbachia, 
-
et puis
le lierre. 

25.01.2022

Les cimes
du mont de Joie
-
Blancheur
des neiges
-
Grande chaleur
des corps

25.01.2022

La slack 
remue entre les deux tilleuls
-
silhouette 
se balance
-
Lac Daumesnil
équilibre mental.

26.01.2022

Visage endormi
auprès du Seigneur de l'Aurore
-
loin
des Envieux
-
Sourate 113
Al Falaq.

27.01.2022

Complot ferroviaire
Derrière une vieille grille du cinquième arrondissement
-
Jérémie,
éternelle jeunesse.
-
Les livres,
le vin.

28.01.2022

La brume
lèche le béton de la ville trop sale.
-
Fermer
les yeux
-
pour ne
pas voir. 

29.01.2022

Rue Traversière,
le concerto en mi mineur pour violon de Mendelssohn
-
répand
sa beauté. 
-
Depuis quelle
fenêtre mélomane ?

30.01.2022

Petit matin brun
-
-
Absence
du silence. 
-
Grouillement bruitiste
des cités. 

31.01.2022

Les rideaux pâles 
tremblent
-
dans
le vent
-
janvier fuit
tout doucement. 

01.02.2022

Février
-
Laurence évoque
Ingmar Bergman
-
Plan rapproché
sur nous. 

02.02.2022

-
Jardin privé
-
Maison secrète
en ville
-
Le kangal 
m'observe. 

03.02.2022

Dans mes espérances, 
-
une lumière
vient guérir
-
la lourdeur 
des matins. 

04.02.2022

-
Assis près du feu
-
tu penses
aux structures
-
de la 
langue tchèque. 

05.02.2022

-
Trois squelettes en noeud papillon
-
Salon Renaissance, 
Whisky fumé,
-
Cigares et 
Guerre civile. 

06.02.2022

-
Fabriquer des bougies dans la nuit
-
Je doute
de nous. 
-
Glacis urbain,
avenir flou. 

07.02.2022

-
Survivaliste dans la cave du vingtième arrondissement
-
planqué là, 
batterie hightech,
-
réchaud, conserves
de poissons. 

08.02.2022

-
Beaux jeunes hommes musclés dans leurs vêtements Norrøna


-
Barbes de
deux jours
-
Aventuriers amarrés
aux salons. 

09.02.2022


Rais lumineux filtrés tombant penteusement dans le studio serein ;
-
café, immanence. 
Jeunesse ressuscitée
-
Au soleil
d'hiver. 

10.02.2022

Négociations
-
-
Salon feutré
de Massa
-
Je conserve
le silence

11.02.2022

Samuel
code :
-
Mains frémissantes,
cavalcade clavier. 
-
Balises, café,
logiciel commun.

12.02.2022

Au Fort Bastiani,
-
les jours
se consument ;
-
Je guette
ma vie. 

13.02.2022

Cousin
en son presbytère,
-
rue Choron.
Glaise, fusains. 
-
Enfance mystérieuse,
pays englouti. 

14.02.2022

Rue 
de Damiette, du Nil, 
-
Petite Egypte
(patronyme grec) ;
-
Les petits
Quirvane livrés.

15.02.2022

Ichimoku !
Appartement acousmatique rue d'Aumale
-
Ondes spectrales,
Tristan Murail. 
-
Courbes Atom,
Terra Luna. 

16.02.2022

Etranges
jours d'Europe dont le mystère
-
est absent. 
Etrange larme
-
d'incertitude.
Etrange tourment.

17.02.2022

Réunionite : 
regarde les cèdres décoiffés par le vent
-
Fais semblant
d'écouter
-
près des 
hautes fenêtres. 

18.02.2022

Pénombre,

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lundi, 11 avril 2022 | Lien permanent

Piano gare

IMG_20140526_223629.jpg

Un homme est assis au piano dans le hall de la gare Montparnasse ; il joue bien et fort, les passants passent plus lentement à ses abords ; chacun entre en soi par le chemin de la musique et revit un souvenir de sa jeunesse.

Debout contre une rambarde en métal et en béton, les yeux rivés sur l'écran qui affiche les voies de départ des trains de l'Ouest, je règne sans partage sur mes images intérieures.

Je revois les années envolées, les visages, les figures, disparus sur la ligne effacée du temps. Je marche rue Boissonade. Les voix qui m'accompagnent parlent des gens du lycée Buffon et de la fête de Lutte Ouvrière.

Un second homme, qui regardait, debout, l'homme du piano, élève la voix. Voix de stentor qui infuse l'aria d'un opéra que tout le monde connaît et que personne ne peut nommer. Le pianiste, heureux de ce passant opportun, organise des points d'orgue et des da coda.

Je me souviens d'une femme âgée que j'allais voir à Nantes et dont les gilets de tricot chargeaient l'air tiède d'un autre temps. Sa voix mentionnait les quartiers des oncles et des tantes et les regards braisés d'une carmélite égyptienne.

Le chanteur se baisse, ramasse sa valise, salue son compagnon d'une heure volée au temps chronométré de nos modernités, et s'en retourne à ses allures pressées de voyageur du quotidien. Le pianiste reprend son rythme de croisière et les airs se succèdent, d'opéra en variété, tandis que les voies des trains s'affichent successivement en lettres jaunes et oranges sur le panneau noir.

Il y avait cette ville à mi-chemin entre Paris et la province, il y avait cette maison pourvue d'une tourelle et d'un jardin à l'abandon, il y avait cette femme que je croyais dans ma vie pour toujours, il y avait cette femme dont je ne sais plus le prénom. Il y avait ce cœur ravi d'entrain et d'espérance, il y avait ces yeux noyés dans l'autoroute, il y avait ces mots restés gravés dans mon tombeau et qui surgissent en cet instant et résonnent dans une tête plus sage.

Fillette, fillette ! Il n'y a plus cette enfant sage. Tu dors dans un linceul, Edith, toi qui vibrais. Du haut de ma stature qui ne reflète pas mon visage, je te regarde dormir, tu as bientôt treize ans.

Et si toutes les gares, à toutes les heures, offraient des airs d'un autre siècle aux gens qui passent, il y aurait plus de douleur, moins de gageure et point de mots dans les espaces agrandis par les bémols, dans les escalators démaquillés par nos mémoires en transit.

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lundi, 26 mai 2014 | Lien permanent

Alcool, liberté, littérature

« Soyez résolus de ne plus servir et vous voilà libres ».
Étienne de La Boétie

« Dans chaque Français, il y a un Robespierre. Il faut toujours qu'il décapite quelqu'un ou quelque chose, afin de le rendre pur ».
Romain Rolland

« Aujourd'hui, la réalité est absurde, aussi horrible, aussi impénétrable que nos rêves. Et face à elle, nous sommes sans défense, comme dans nos cauchemars... ».
Ingmar Bergman

chats blancs, voiture, mavra

Ah ! ah ! ah, compagnon des mauvais jours d'avant ! Tu vois un coach pour projeter une image de puissance professionnelle et intellectuelle, de détente, d'amour et de liberté.
Tu es beau, quoi qu'il arrive.
Tu marches, avec la classe des hommes qui défient les hérauts du maL, sur les pages de nos bandes dessinées. Oui.

J'ai voulu définir une ligne éditoriale pour mon profil bas : alcool, liberté, littérature.

Du hard metal dans ta voiture, un frère en marche vers son destin. L'amour est muet, l'âme incapable ; tu ignorais être tant aimé.
Du grégorien dans l'abbaye et la mémoire d'un habit de toi qui traîne encore ici dans la voiture de papa.
Cilices des retrouvailles dans un train il y a presque dix ans, les mots nous trompent et les silences nous laissent absents.

L’autoroute glacial, de métal, s’étend et se déploie. L’asphalte est fraîche comme un grand verre de citron glacé à la vodka. Ne chuchote plus rien, souvenons-nous que la vie est un instant entre deux nuits.

Boulevard de la mer, la route abandonnée, une histoire romantique, heureuse, intéressante, dramatique avec de grands moments de paix et de vastitude.
Mon histoire finit dans un mélange de soleil et de vent, sur une colline. Beauté de la nature sauvage et silencieuse, souvenir de la ville et de la musique.

Crin Blanc et Sir Jerry dansent dans ma mémoire, peuplent les hauts-fonds de mon corps.
Je cours en liberté.
Je dénoue des intrigues.

L'histoire d'un homme et d'un chien qui marchent, heureux, dans le Poème. Ils sont sur la route. Une maison les attend.

(Rêve : une conversation située entre le réel et l'onirique avec des gens mélangés que je connais et que j'invente. A la fin du rêve : je me sens un peu étonnée, contente que ce soit fini. Toi tu dors, tu dors tellement).

La lampe, près du repas qui nous attendra : jolie, grise et élégante, mystérieuse, un tout petit peu trop lumineuse, bien habillée avec son abat-jour, belles anses, long cou de girafe, discrétion surannée.

 

Edith, un dernier soir d'août ou un premier soir de septembre d'une année quelconque

 

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jeudi, 19 septembre 2013 | Lien permanent | Commentaires (2)

κούφα σοι χθὼν ἐπάνωθε πέσοι

a_travers_2.jpg
Image extrait d'À TRAVERS LA VILLE, de Sara

 Alexandre Marius Jacob fut l'anarchiste qui inspira à Maurice Leblanc le personnage d'Arsène Lupin. Chef de la bande des Travailleurs de la nuit, rois de la cambriole, il mena plus de 150 vols de riches maisons, récolta un butin démentiel (qui équivaudrait aujourd'hui, d'après de savants calculs, à 15 millions d'euros), butin consacré entièrement à la cause anarchiste (publication aux revues, aide aux familles des prisonniers...)

Face à ses juges, M.A. Jacob ne perdait ni sa verve, ni le Nord, comme en témoigne le texte qu'il leur adressa, Pourquoi j'ai volé.

"Plutôt que d’être cloîtré dans une usine, comme dans un bagne ; plutôt que mendier ce à quoi j’avais droit, j’ai préféré m’insurger et combattre pied à pied mes ennemis en faisant la guerre aux riches, en attaquant leurs biens. Certes, je conçois que vous auriez préféré que je me soumette à vos lois ; qu’ouvrier docile et avachi j’eusse créé des richesses en échange d’un salaire dérisoire et, lorsque le corps usé et le cerveau abêti, je m’en fusse crever au coin d’une rue. Alors vous ne m’appelleriez pas « bandit cynique », mais « honnête ouvrier ». Usant de la flatterie, vous m’auriez même accordé la médaille du travail. Les prêtres promettent un paradis à leurs dupes ; vous, vous êtes moins abstraits, vous leur offrez un chiffon de papier.

Je vous remercie beaucoup de tant de bonté, de tant de gratitude, messieurs. Je préfère être un cynique conscient de mes droits qu’un automate, qu’une cariatide.

Dès que j’eus possession de ma conscience, je me livrai au vol sans aucun scrupule. Je ne coupe pas dans votre prétendue morale, qui prône le respect de la propriété comme une vertu, alors qu’en réalité il n’y a de pires voleurs que les propriétaires.

Estimez-vous heureux, messieurs, que ce préjugé ait pris racine dans le peuple, car c’est là votre meilleur gendarme. Connaissant l’impuissance de la loi, de la force pour mieux dire, vous en avez fait le plus solide de vos protecteurs. Mais prenez-y garde ; tout n’a qu’un temps. Tout ce qui est construit, édifié par la ruse et la force, la ruse et la force peuvent le démolir.

Le peuple évolue tous les jours".

La suite se lit par ici...

On peut aussi lire ses Souvenirs d'un révolté par là.

 

Alexandre Marius Jacob passa 23 ans au bagne de Cayenne, puis revint vivre dans la commune de Reuilly. Il s'y suicida en 1954 par injection volontaire d'une overdose de morphine (et suicida aussi son chien Negro), le jour de ses 75 ans, après avoir offert un dernier goûter aux enfants du village, et l'on retrouva chez lui ces mots : ...linge lessivé, rincé, séché, mais pas repassé. J'ai la cosse. Excusez. Vous trouverez deux litres de rosé à côté de la paneterie. À votre santé

a_travers_5.jpg

Sit tibi terra levis...

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samedi, 14 décembre 2013 | Lien permanent | Commentaires (1)

Fille d'ouvriers ou la révolte sans fard ni loi

En ce dimanche, jour du Seigneur et de repos, nous présentons Fille d'ouvriers (Jouy-Goublier), suivi d'un extrait de Mélancholia, de Victor Hugo

A quinze ans, ça rentre à l'usine, Sans éventail,
Du matin au soir ça turbine, Chair à travail.
Fleur des fortifs, ça s'étiole, Quand c'est girond,
Dans un guet-apens, ça se viole, Chair à patron.


fille d'ouvrier par Chansondhistoire

Paroles de Jules Jouy (1855-1897) (faites connaissance avec lui sur ce site) et musique de Gustave Goublier, dont on peut lire la vie sur la page des amis du Père Lachaise

 

Paroles :

Pâle ou vermeille, brune ou blonde,
Bébé mignon,
Dans les larmes ça vient au monde,
Chair à guignon.
Ébouriffé, suçant son pouce,
Jamais lavé,
Comme un vrai champignon ça pousse
Chair à pavé

A quinze ans, ça rentre à l'usine,
Sans éventail,
Du matin au soir ça turbine,
Chair à travail.
Fleur des fortifs, ça s'étiole,
Quand c'est girond,
Dans un guet-apens, ça se viole,
Chair à patron.

Jusque dans la moelle pourrie,
Rien sous la dent,
Alors, ça rentre "en brasserie",
Chair à client.
Ça tombe encore: de chute en chute,
Honteuse, un soir,
Pour deux francs, ça fait la culbute,
Chair à trottoir.

Ça vieilli, et plus bas ça glisse...
Un beau matin,
Ça va s'inscrire à la police,
Chair à roussin;
Ou bien, "sans carte", ça travaille
Dans sa maison;
Alors, ça se fout sur la paille,
Chair à prison.

D'un mal lent souffrant le supplice,
Vieux et tremblant,
Ça va geindre dans un hospice,
Chair à savant.
Enfin, ayant vidé la coupe.
Bu tout le fiel,
Quand c'est crevé, ça se découpe.
Chair à scalpel.

Patrons ! Tas d'Héliogabales,
D'effroi saisis
Quand vous tomberez sous nos balles,
Chair à fusils,
Pour que chaque chien sur vos trognes
Pisse, à l'écart,
Nous les laisserons vos charognes,
Chair à Macquart !

 

Mélancholia, de Victor Hugo : la critique sociale versifiée :

Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ?
Ces doux êtres pensifs que la fièvre maigrit ?
Ces filles de huit ans qu'on voit cheminer seules ?
Ils s'en vont travailler quinze heures sous des meules
Ils vont, de l'aube au soir, faire éternellement
Dans la même prison le même mouvement.
Accroupis sous les dents d'une machine sombre,
Monstre hideux qui mâche on ne sait quoi dans l'ombre,
Innocents dans un bagne, anges dans un enfer,
Ils travaillent. Tout est d'airain, tout est de fer.
Jamais on ne s'arrête et jamais on ne joue.
Aussi quelle pâleur ! la cendre est sur leur joue.
Il fait à peine jour, ils sont déjà bien las.
Ils ne comprennent rien à leur destin, hélas !
Ils semblent dire à Dieu : - Petits comme nous sommes,
Notre père, voyez ce que nous font les hommes !

 

VH

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dimanche, 08 janvier 2012 | Lien permanent

Gesril

Un souvenir d'enfance de Chateaubriand, qui parle de Gesril.

Passage.JPG

Gesril, meilleur ami de l'écrivain et compagnon des jeux et des bêtises de son enfance, sera fusillé à la Révolution. La France est la gouvernante des enfants Chateaubriand.

 

"J"allais avec Gesril à Saint-Servan, faubourg séparé de Saint-Malo par le port marchand. Pour y arriver à basse mer, on franchit des courants d'eau sur des ponts étroits de pierres plates, que recouvre la marée montante. Les domestiques qui nous accompagnaient, étaient restés assez loin derrière nous. Nous apercevons à l'extrémité d'un de ces ponts deux mousses qui venaient à notre rencontre ; Gesril me dit : "Laisserons-nous passer ces gueux-là ," et aussitôt il leur crie : A l'eau, canards !". Ceux-ci, en qualité de mousses, n'entendant pas raillerie, avancent ; Gesril recule ; nous nous plaçons au bout du pont, et saisissant des galets, nous les jetons à la tête des mousses. Ils fondent sur nous, nous obligent à lâcher pied, s'arment eux-mêmes de cailloux, et nous mènent battant jusqu'à notre corps de réserve, c'est-à-dire jusqu'à nos domestiques. Je ne fus pas comme Horatius frappé à l’œil : une pierre m'atteignit si durement que mon oreille gauche, à moitié détachée, tombait sur mon épaule.
Je ne pensai point à mon mal, mais à mon retour. Quand mon ami rapportait de ses courses un oeil poché, un habit déchiré, il était plaint, caressé, choyé, rhabillé : en pareil cas, j'étais mis en pénitence. Le coup que j'avais reçu était dangereux, mais jamais La France ne put me persuader de rentrer, tant j'étais effrayé. Je m'allais cacher au second étage de la maison, chez Gesril qui m'entortilla la tête d'une serviette. Cette serviette le mit en train : elle lui représenta une mitre ; il me transforma en évêque, et me fit chanter la grand'messe avec lui et ses sœurs jusqu'à l'heure du souper. Le pontife fut alors obligé de descendre : le cœur me battait. Surpris de ma figure débiffée et barbouillée de sang, mon père ne dit pas un mot ; ma mère poussa un cri ; La France  conta mon cas piteux, en m'excusant ; je n'en fus pas moins rabroué. On pansa mon oreille, et monsieur et madame de Chateaubriand résolurent de me séparer de Gesril le plus tôt possible."


Mémoires d'Outre-tombe - François-René de Chateaubriand

(Photo : au large des Sables d'Olonne, par Mavra V-N)

 

 

 

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lundi, 03 décembre 2012 | Lien permanent

énième extrait de Jean-Christophe

 

jean-christophe, Romain Rolland

Voici, encore, un extrait de Jean-Christophe, ce roman de Romain Rolland lu toute l'année par les adeptes du mardi soir, semaine après semaine, dans la pénombre de la pièce du milieu.

Sur la colonne de gauche de ce blog, dans la rubrique "pages", vous pouvez découvrir cette aventure de lecture collective en cliquant sur la page Jean-Christophe.

Quant aux extraits déjà publiés ici, vous les découvrirez en cliquant, dans cette même colonne de gauche, dans sur la catégorie "Jean-Christophe". Ils apparaîtront dans du plus récent au plus ancien.
Oui, il faut toujours cliquer, sur un blog... Le cliquetis des clics nous claque, et pourtant nous continuons à cliquer. Le cyborg clique et si vous lisez ceci en ce moment, c'est qu'il y a du cyborg en vous...

jean-christophe, Romain Rolland, cyborg, premier mai

"L'enfant, retenant son souffle, écoutait le conte de fées que lui disait son grand ami. Et Olivier, à son tour, réchauffé par l'attention de son petit auditeur, se laissait prendre à ses propres récits.

Il est, dans la vie, des secondes décisives où, de même que s'allument tout d'un coup dans la nuit d'une grande ville les lumières électriques, s'allume dans l'âme obscure la flamme éternelle. Il suffit d'une étincelle qui jaillisse d'une autre âme et transmette à celle qui attend le feu de Prométhée. Ce soir de printemps, la tranquille parole d'Olivier alluma dans l'esprit que recelait le petit corps difforme, comme une lanterne bossuée, la lumière qui ne s'éteint plus. Aux raisonnements d'Olivier, il ne comprenait rien, à peine les entendait-il. Mais ces légendes, ces images qui étaient pour Olivier de belles fables, des sortes de paraboles, en lui se faisaient chair, devenaient réalité. Le conte de fées s'animait, palpitait autour de lui. Et la vision qu'encadrait la fenêtre de la chambre, les hommes qui passaient dans la rue, les riches et les pauvres, et les hirondelles qui frôlaient les murs, et les chevaux harassés qui traînaient leur fardeau, et les pierres des maisons qui buvaient l'ombre du crépuscule, et le ciel pâlissant où mourait la lumière, - tout ce monde extérieur s'imprima brusquement en lui, comme un baiser. Ce ne fut qu'un éclair. Puis, cela s'éteignit. Il pensa à Rainette, et dit :

- Mais ceux qui vont à la messe, ceux qui croient au bon Dieu, c'est pourtant des toqués.

Olivier sourit :

- Ils croient, dit-il, comme nous. Nous croyons tous à la même chose. Seulement, ils croient moins que nous. Ce sont des gens qui, pour voir la lumière, ont besoin de fermer leurs volets et d'allumer leur lampe. Ils mettent Dieu dans un homme. Nous avons de meilleurs yeux. Mais c'est toujours la même lumière que nous aimons.

Le petit retournait chez lui, par les rues sombres où les becs de gaz n'étaient pas encore allumés. Les paroles d'Olivier bourdonnaient dans sa tête. Il se disait qu'il est tout aussi cruel de se moquer des gens parce qu'ils ont de mauvais yeux que parce qu'ils sont bossus. Et il pensait à Rainette qui avait de jolis yeux ; et il pensait qu'il les avait fait pleurer".

 

Jean-Christophe, de Romain Rolland

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lundi, 17 septembre 2012 | Lien permanent | Commentaires (5)

Bâtir en terrain non convoité

Olonne, bâtir en terrain non convoité

 

Pour ceux sur qui la compétition et la concurrence avec les autres êtres humains pèse trop lourd, pour ceux qui se sentent incapables de gagner une quelconque lutte, pour ceux qui ne veulent pas se battre dans l'arène – et qui, pourtant, souhaitent créer, mener une vie intéressante, vivre leur aventure jusqu'au bout de leurs possibilités, il existe une attitude, une solution.

Il s'agit de bâtir en terrain non convoité.

Il y a toujours des domaines qui n'intéressent personne, des métiers que personne ne choisit, des territoires que personne n'achète, des objets que personne ne collectionne, des arts que personne ne pratique, des langues que personne n'apprend, des plantes que personne ne cultive.

Il faut, pour accepter un tel destin de bâtisseur en zone délaissée, renoncer au monde en quelque sorte. Il faut renoncer à la reconnaissance, renoncer à passer pour un jeune loup brillant, renoncer une bonne fois pour toutes à faire partie des gagnants du grand jeu social.

Alors la quête peut commencer.

On peut transformer un désert en jardin ; un terrain vague pollué en ville somptueuse noyée de jardins suspendus, de parcs verdoyants, luxuriants, ondoyés de fontaines et de ruisseaux ; une maison pourrie en charmante villégiature.

Les aviateurs étaient les ratés de la Navale. Ils ont ouvert la voie du ciel.

Là où la place est laissée, je bâtis un royaume éternel.

Les avantages de l'édification en zone méprisée, sont nombreux. Le bâtisseur n'est pas exclu, comme l'est celui qui ne fait rien ; il n'est pas incapable de se réaliser à travers une œuvre, une construction : il ne renonce à rien, à rien d'autre que de faire ce que tout le monde veut faire. Il renonce à se battre pour une place en terrain surpeuplé, mais il part créer un Nouveau Monde là où personne ne veut aller.

Il se peut que vienne la reconnaissance, il se peut que les troupeaux, voyant qu'il y a là une nouvelle possibilité, viennent paître dans le champ qu'un homme avait cultivé dans l'indifférence générale, il se peut que les jeunes loups brillants viennent mettre leurs pas dans un sillon creusé dans la solitude. Qu'importe ?

Le bâtisseur a mené sa vie. Il ne s'est pas battu contre ses frères, ce qu'il était incapable de faire, et il n'en a pas été moins courageux et moins fécond. Et s'il a donné assez de valeur à son terrain pour en faire une aire convoitée, qu'il sache que les indépendants trouveront toujours d'autres zones délaissées où commencer à travailler, seuls, libres, nimbés de rêve, sous le mépris d'autrui.

 

 

 

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lundi, 07 mai 2012 | Lien permanent

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