La solitude au milieu des hystéries collectives (dimanche, 15 juillet 2018)
Sortir dans la rue, apercevoir ces gens aux joues peinturlurées, bières à la main, criards, réjouis.
Entendre ce chant de haine, "qu'un sang impur abreuve nos sillons", ces phrases que les Républicains chantaient en assassinant les paysans vendéens, les ecclesiastiques, les catholiques et les nobles. Depuis cette époque, chaque fois qu'il faut détruire ou coloniser d'autres peuples, ce chant ressurgit comme un éveilleur de cannibales.
Téléphoner à quelqu'un, entendre que dans sa ville à l'autre bout du pays les mêmes hurlements sortent des fenêtres au même moment que chez moi...
S'enfermer dans une salle de bains et attendre que les hurlements de joie féroce et les klaxons se taisent.
Contempler avec amour les drapeaux sans nation : le drapeau blanc, le drapeau noir, le drapeau inca.
Savoir que dans les scènes d'hystérie collective, le lynchage guette.
Trouver une ou deux personnes qui lisent ou s'occupent tranquillement et ressentir l'espérance que l'humanité n'est pas qu'une masse de hurleurs avides téléguidable : certaines personnes demeurent capables d'individualité même pendant les liesses et les tristesses officielles.
Mais je sanglote quand même, au bout de la dixième grosse vague de hurlements qui accompagne les bons ou mauvais coups de quelques gars qui courent quelque part autour d'un ballon, à l'idée qu'on peut tout faire aux hommes, leur arracher tous leurs droits, du moment qu'on leur organise une coupe de football de temps en temps. Pourquoi n'ai-je pas pris avec moi, ce soir, Mein trauriges Gesicht, Mon visage triste, cette nouvelle exceptionnelle de Heinrich Böll ?
Et ce qu'on peut faire aux hommes, on peut le faire aux pays aussi : les exproprier de leur monnaie, de leur souveraineté, de leur constitution, de leurs paysages, de leur indigénité, tout cela se fait sans difficulté, du moment qu'on leur organise une coupe de football de temps en temps pour les réjouir et leur donner des vibrations nationalistes.
(Sur AlmaSoror :
Contre la télévision (Pasolini)
Les miettes succulentes du drapeau riant de la France)
Et lire et relire Le stade barbare et La fureur du spectacle sportif de Marc Perelman qui tente d'analyser cette catastrophe intellectuelle et émotionnelle du sport médiatique international.
Hier soir j'écrivis ce texto à L : "On se sent rabat-joie, à dénigrer une belle humeur collective, à ridiculiser les grandes liesses des autres. Mais... avoir vu tant de lois liberticides passer sans entrave, savoir que l'art raffiné peine à vivre, rend ces grands débordements festifs difficiles à supporter".
L répondit : "Cela les éclaire d'une lumière crue qui les montre tels qu'ils sont : des armes de coercition massives qui creusent, tels des bulldozers, les tombes des civilisations humaines".
Oui, la tendresse et la joie collectives sont des bulldozers. N'éprouvant, le temps du match, que des sentiments positifs, les joyeux collectifs trouvent profondément méchants ceux qui ne participent pas à la Grande Tendresse Universelle. Mais le lendemain, ils remettent leur habit de semaine, s'en vont au travail sans prêter attention au clochard et reprennent le fil de l'inconscience banale des jours subis.
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