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Chroniques fictives

L’avenue des visages-pluie

L’avenue des visages-pluie

(30 courts métrages tournés en mini-DV et qui mis bout à bout forment le film La venue des visages-pluie)
Sauvé des eaux Internet dans les années 2025, kinescopé en 2027, millésimé en 2041
Cinéaste inconnu

L’avenue draine des visages dans la pluie
Souriant ou pleurant sans sens ni saveur
C’est la grande ville de l’après-midi
Où dorment les soleils trompeurs

Au fond de nos cœurs trempés
Nous attendons la venue des visages-pluie
Et dans l’après-midi d’été
Nous regardons sur l’avenue les visages de pluies

Au fond de nos âmes atones
Nous attendons l’avenue des visages-pluies
Et dans le froid matin d’automne
Nous regardons les pluies de visages

Ô pluie d’enfants qui se débonde
Courez autant que vous pouvez
Enfances pluvieuses, qui donc vous fécondent
Dans les soirs ratés de nos vies

Un poème ; une caméra (éclair) ; cinq heures de film : c’est La venue des visages-pluie, film anonyme diffusé sur Internet dès les années 2010. L’auteur avait créé un compte sur une plateforme virtuelle de partage de vidéos et, chaque semaine, postait dix minutes de film. « Mon objectif est de réaliser un chef d’œuvre dans le cadre que cette plateforme me propose : poster des films de dix minutes maximum », avait écrit l’inconnu sur son « profil d’utilisateur . C’est tout ce que l’on sait de lui, avec une adresse e-mail, inusitée et détruite depuis longtemps, sans doute, lorsque les exégètes voulurent retrouver l’auteur. Il restera donc anonyme, le filmeur dépressif de ce film qu’on a appelé le film le plus fascinant du monde. Parce que malgré sa nullité technique, son vide scénaristique, son absurdité scénique, il y toujours des gens pour se prendre de passion pour lui et dire qu’il les a sauvés.

La qualité de visionnage du film est d’une nullité absolue. L’image était déjà déteriorée lorsqu’on a kinescopé le film pour le sauver. Et tout porte à croire que l’image et le son du film n’ont jamais atteint le niveau de n’importe quel amateur-vidéaste censé.
L’homme - ou la femme - qui a créé La venue des visages-pluie avait quelque chose de profondément nul. Mais, et c’est ce qui n’a cessé d’étonner depuis son inscription sur la plateforme de partage de vidéos en 2008, cet homme a aussi quelque chose de profondément génial.

Faire un enfant par un soir raté de notre vie chargée de regret, le laisser un peu courir et l’empêcher de trop grandir, mais d’une façon inconsciente le balancer trop vite dans les zones qu’il ne devrait pas comprendre. Être parent. Être séparé de son enfant par l’autre parent ou par son propre manque de cœur, et s’en vouloir et en vouloir au monde, les soirs de solitude, les jours de silence. C’est de cela que parle La venue des visages-pluie. Les visages-pluie sont nos doubles, qui nous révèlent ce que nous ne connaissons pas en nous-mêmes, cette partie de nous qui nous échappe et sans laquelle nous avançons en aveugles et en sourds dans cette vie qui nous dépasse, vers une mort qui nous dépasse encore plus. C’est de cela que parle La venue des visages-pluie. _ Traquer les expressions des yeux, des bouches, les mouvements des muscles des joues par des plans rapprochés et longs, si longs que le film dure trois heures de plus qu’il ne le faudrait. Approcher les corps d’une façon nouvelle, dévoiler par des travellings nordiques le rideau extrême des zones dangereuses. C’est de cela que parle La venue des visages-pluie. Croire que le cinéma peut entrer plus profondément que la vie elle-même, rassembler le monde entier autour de nos blessures d’enfances, et filmer, filmer encore et toujours les moments d’isolement, dans la ville, puis dans la campagne, de ceux qu’on a élevés pour un monde normé et qui se retrouvent égarés dans une vie qu’ils ne comprennent pas, dans l’immensité d’une solitude qui les dévore chaque jour de leur vie : c’est de cela que parle La venue des visages-pluie. Et c’est pourquoi malgré l’extrême longueur des plans, des travellings, malgré la confusion des scènes (on ne sait quand on est dans le présent, dans un flash back ou dans un flash to), malgré la nullité éparse du scénario, La venue des visages-pluie est le film le plus fascinant du monde. Un film que peu de gens peuvent voir et aimer, mais qui durera tant qu’il y aura des gens tristes et beaux qui attendent des visages-pluie.

Edith CL