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Chroniques fictives

La ballade de la faune sauvage

La ballade de la faune sauvage

Par Carlson Brüggs

Editions Furibarde, 2067

La ballade de la faune sauvage est un roman radical. Radicalement écologique, radicalement antispéciste, radicalement humaniste. On croit, en le refermant, avoir entendu une chanson sauvage illustrée de photographies dont les couleurs et l’extrême intimité nous ont pénétré comme un poison revivifiant. Il n’en est rien : ce n’est qu’un roman : mots, lettres imprimées en noir sur papier polluant blanc. Une vague photo de couverture ; un texte illusoire d’explications au dos du livre.
Carlson Büggs l’écrivit en quelques mois, alors qu’il savait que le cancer l’emportait. L’écriture de ce roman fut donc une course haletante contre la montre et le désespoir.

Dans nos villes, forêts de béton, déserts de macadam, clairières entre les enfilades de ponts, tempêtes de pollution et pluies diluviennes d’éclairages, nous sommes des bêtes. Troupeaux repus ou bêtes solitaires traquées, nous évoluons dans un décor trop grand pour nous, mais auquel nous nous sommes adaptés. Nous avons peur des chasseurs et des autres bêtes. Nous avons peur de ce qui vit près de nous et de ce qui vient de loin. Nous sommes seuls dans la multitude. Pourquoi ?
Carlson Büggs promène ses phrases incisives dans les méandres du cœur et de l’âme. Car, quelques mois avant la mort, l’écrivain sans peur et sans reproche s’est raccroché à la foi. L’âme, Dieu et son au-delà, la figure du Rédempteur, ces images qu’il n’avait que méprisées tout le long de sa vie, sur lesquelles il avait craché avec de grands rires méprisants, sont celles qu’il a cru devoir réapprivoiser alors qu’il savait qu’il n’était presque plus de notre monde. Et parce qu’il avait compris qu’il ne servait à rien de s’accrocher à une vie qui ne le reconnaissait plus comme un habitat possible, il préféra la conversion au désespoir.
Pourquoi juger ? C’est son choix. Qui sait ce qu’on sera au bord de notre mort ?
La ballade de la faune sauvage est une balade sombre et belle, émouvante et mouvante, à travers la ville et à travers la pensée d’un être mi-homme, mi-femme, mi-homme, mi-bête qui se noie sans secours dans sa propre solitude, au milieu des millions d’autres êtres comme lui. La ballade de la faune sauvage est à la fois un adieu déchirant au monde et un saut dans l’inconnu. Perché(e) entre la vie qui part et la mort qui vient, l’auteur sème des mots comme on sème des graines, avec l’espoir qu’il poussera, de ces sillons tracées à la force nue de l’espoir, des arbres immortels. La lecture de ce roman-fleuve, dont les personnages ne sont pas nets (est-ce que Camille, le héros du début, se transforme en Camille, héroïne à partir du troisième chapitre, qui se transforme en Aloévéra, personnage principal jusqu’à la fin, sauf intermittences d’autres corps auréolés d’autres noms ?), dont l’intrigue flotte trop pour porter une cohérence, et dont le décor de ville-fleuve est multiplié par l’angoisse jusqu’à atteindre la science fiction, la lecture de ce roman, dis-je, est une descente aux régions où les mots perdent leur sens commun pour atteindre leur sens spirituel. Et c’est pourquoi l’on en ressort trempé comme d’une pluie ruisselante d’hiver glacial : avec l’impression d’avoir traversé une intempérie hors du temps. Cyclone, déluge, orage universel de la tumultueuse angoisse humaine, celle de l’homme qui ne rencontre jamais un autre homme, malgré la foule des semblables qui l’entourent, lui parlent et le jugent.
Carlson Brüggs nous a quittés, certes. Mais son roman n’a pas fini de parler à nos oreilles intérieures. Il nous parle de lui, il nous parle de nous. Et c’est alors que notre solitude est brisée. Enfin.

Edith de Cornulier-Lucinière