Les riches sont-ils tolérés dans l'église du Christ ? (jeudi, 06 août 2015)
Parmi les voix de la littérature française deux paraissent aussi représentatives de la France qu'elle sont antagonistes, tant sur le style que sur le fond du propos, mais il est vrai que la forme n'est que la surface du fond. Étienne de La Boétie (XVIème siècle) et Bossuet (XVIIème siècle) s'opposent dans leur rapport à l'autorité, à l'individu, à la société, mais une même verve raffinée et polémique les unit dans une plume qui reste un modèle d'expression à nos ouïes ébaubies.
Voici, en tout cas, ci-dessous, un passage représentatif du sermon que l'aigle de Meaux prononça au début de l'année 1659, à l'occasion de l'inauguration des Filles de la Providence, maison destinée à accueillir les jeunes filles nées de la misère, sans ressources ni appuis. Le sermon fut prononcé devant les bienfaitrices de la maison, en présence de Saint Vincent de Paul.
« Dans tous les royaumes, dans tous les empires, il y a des privilégiés, c'est-à-dire des personnes éminentes qui ont des droits extraordinaires ; et la source de ces privilèges, c'est qu'ils touchent de plus près, ou par leur naissance, ou par leurs emplois, à la personne du prince. Cela est de la majesté de l'état et de la grandeur du souverain, que l'éclat qui rejaillit de sa couronne se répande en quelque sorte sur ceux qui l'approchent. Puisque nous apprenons par les saintes lettres que l’Église est un royaume si bien ordonné, ne doutez pas, mes frères, qu'elle n'ait aussi ses privilèges: et d'où se prendront ces privilèges, sinon de la société avec son prince, c'est-à-dire avec Jésus-Christ? Que s'il faut être uni avec le Sauveur, chrétiens, ne cherchons pas dans les riches les privilèges de la sainte Église: la couronne de notre monarque est une couronne d'épines; l'éclat qui en rejaillit, ce sont les afflictions et les souffrances. C'est dans les pauvres, c'est dans ceux qui souffrent, que réside la majesté de ce royaume spirituel: Jésus étant lui-même pauvre et indigent, il était de la bienséance qu'il liât société avec ses semblables, et qu'il répandit ses faveurs sur ses compagnons de fortune.
Qu'on ne méprise plus la pauvreté, et qu'on ne la traite plus de roturière. Il est vrai qu'elle était de la lie du peuple; mais le roi de gloire l'ayant épousée, il l'a ennoblie par cette alliance, et ensuite il accorde aux pauvres tous les privilèges de son empire: il promet le royaume aux pauvres, la consolation à ceux qui pleurent, la nourriture à ceux qui ont faim, la joie éternelle à ceux qui souffrent. Si tous les droits, si toutes les grâces, si tous les privilèges de |'Évangile sont aux pauvres de Jésus-Christ, ô riches, que vous reste-t-il, et quelle part aurez-vous dans son royaume? Il ne parle de vous dans son Évangile que pour foudroyer votre orgueil. "Malheur à vous, riches!" Qui ne tremblerait à cette sentence? qui ne serait saisi de frayeur? Contre cette terrible malédiction, voici votre unique espérance. Il est vrai, ces privilèges sont donnés aux pauvres ; mais vous pouvez les obtenir d'eux, et les recevoir de leurs mains: c'est là que le Saint-Esprit vous renvoie pour obtenir les grâces du ciel. Voulez-vous que vos iniquités vous soient pardonnées, "rachetez-les, dit-il, par aumônes". Demandez-vous à Dieu sa miséricorde, cherchez-là dans les mains des pauvres, en l'exerçant envers eux. "Heureux ceux qui sont miséricordieux". Enfin, voulez-vous entrer au royaume, les portes, dit Jésus-Christ, vous seront ouvertes, pourvu que les pauvres vous introduisent: "faites-vous, dit-il, des amis qui vous reçoivent dans les tabernacles éternels". Ainsi la grâce, la miséricorde, la rémission des péchés, le royaume même est entre leurs mains, et les riches n'y peuvent entrer si les pauvres ne les y reçoivent.
Donc, ô pauvres, que vous êtes riches! mais, ô riches, que vous êtes pauvres! Si vous vous tenez à vos propres biens, vous serez privés pour jamais des biens du nouveau Testament; et il ne vous restera pour votre partage que ce mot terrible de l’Évangile: "Malheur à vous, riches! Car vous avez reçu votre consolation". Ah! Pour détourner ce coup de foudre, pour vous mettre heureusement à couvert de cette malédiction inévitable jetez-vous sous l'aile de la pauvreté; entrez en commerce avec les pauvres; donnez et vous recevrez; donnez les biens temporels, et recueillez les bénédictions spirituelles; prenez part aux misères des affligés, et Dieu vous donnera part à leurs privilèges.
C'est ce que j'avais à vous dire touchant les avantages de la pauvreté et la nécessité de la secourir ; après quoi il ne me reste plus autre chose à faire, sinon de m'écrier avec le prophète: "Heureux celui qui entend sur l'indigent et sur le pauvre". Il ne suffit pas, chrétiens, d'ouvrir sur les pauvres les yeux de la chair ; mais il faut les considérer par les yeux de l'intelligence. Ceux qui les regardent des yeux corporels n'y voient rien que de bas, et ils les méprisent : ceux qui ouvrent sur eux l'œil intérieur, je veux dire l'intelligence guidée par la foi, remarquent en eux Jésus-Christ ; ils y voient les images de sa pauvreté, les citoyens de son royaume, les héritiers de ses promesses, les distributeurs de ses grâces, les enfants véritables de son Église, les premiers membres de son corps mystique ; c'est ce qui les porte à les assister avec un empressement charitable. Mais encore n'est-ce pas assez de les secourir dans leurs besoins. Tel assiste le pauvre, qui n'est pas intelligent sur le pauvre. Celui qui leur distribue quelque aumône, ou contraint par leurs pressantes importunités, ou touché par quelque compassion naturelle, soulage la misère du pauvre; mais néanmoins il est véritable qu'il n'est pas intelligent sur le pauvre. Celui-là entend véritablement le mystère de la charité, qui considère les pauvres comme les premiers enfants de l’Église ; qui, honorant cette qualité, se croit obligé de les servir; qui n'espère de participer aux bénédictions de l’Évangile que par le moyen de la charité et de la communication fraternelle ».
Monseigneur Bossuet, février 1659
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