Hors des chemins médiatisés (mardi, 29 octobre 2024)

L'actualité, cette notion éminemment actuelle. Est-ce ce qui occupe la société à un moment donné ? Plus précisément, c’est ce dont s’occupent les médias à un moment donné.

Si l'on se gorge d'actualité durant une année, et qu'au terme de ces douze mois de perpétuelle effervescence, on décide de faire un point sur ce que l'on a appris d'intéressant, de repérer ce qui restera dans nos mémoires à moyen et long terme, la récolte est maigre. L’immense partie du temps passé face aux médias est englouti dans l’oubli. Et même, il semble crédible de se dire qu’une diminution drastique de ce temps, couplé à une structuration de la recherche d’information, augmenterait le nombre et la qualité des souvenirs.

Car le bruit incessant de l’actualité appelle le bruit, les réactions des gens appellent les réactions des milliers, puis des centaines de milliers de gens, ce qui démultiplie le bruit. Et tous ces bruits en concurrence et en résonnance forment le grand brouhaha médiatique de l’actualité.

Si ce brouhaha général ne vaut pas grand-chose, il n'est pas rien : il donne le ton et l’humeur du moment collectif, influence les mots, les décisions, les actes des individus et des institutions, fouette donc l'Histoire comme un cocher nerveux. Il précipite des événements, empêche d’autres de survenir, occupe les esprits. Le poids de ce brouhaha est regrettable.

Le seul moyen de lutter contre cette pollution de la politique et de la société par le bruit incessant de l'actualité et ses millions d’échos en pagaille, c'est de leur accorder le moins d'importance possible, en s’efforçant de limiter non seulement le temps passé face aux médias, mais aussi les conversations consacrées à leur actualité. On craint ainsi quitter le monde ; en fait on le retrouve. Car l’actualité n’est pas le temps présent, ce n’est que son avatar.

Surgit une surprise : le pouvoir de l’individu est plus grand qu’il ne le pense. Dans le flux d’une gare, une personne qui reste immobile au milieu désaxe le flux et force chacun à s’adapter à cette microsituation. Quelqu’un qui vit, parle et pense selon d’autres critères que l’actualité détournera beaucoup de trajectoires d’une manière invisible, mais certaine.

Comme le dit l’écrivain Emmanuel Adely à propos de l'argent, « la seule subversion aujourd’hui est de ne rien acheter ». Il est évident que résister à la société capitaliste en achetant mieux constitue une manière de la servir et de la renforcer. Tant que l’acheteur est là, la société de consommation s’adaptera. S’il veut moins de quantité et plus de qualité, le capitalisme lui donnera raison car le client est roi : dans « le client est roi », le roi n’est pas le roi ni le client, mais l’argent. Ce qui rendrait caduc le système, c’est l’autonomie des gens, leur capacité à vivre sans acheter.

Il en va de même de la société médiatique : aucun contre-média, aucun alter-média ne la combattra efficacement puisqu’il en fera aussitôt partie. En revanche, la prise de décision que les médias ne déterminent pas l’importance d’un événement ou d’une personne, son degré d’existence ou d’influence, constitue un changement radical.

Un jour sans achat - si c'est un choix bien sûr, et non une famine -, est un jour à l'écart de l'autorité de l'argent. Ce n'est pas si facile à vivre, car quand j'achète, j'existe. Il faut parfois désexister pour revivre.

Un choix sans influence médiatique est un choix à l’écart de l’autorité des médias. Ce n’est pas facile à assumer, car ce qui est médiatisé existe beaucoup plus aux yeux de la société que ce qui ne l’est pas. Il faut parfois détourner le regard pour commencer à voir.

Comment vivre à l'écart de l'actualité sans perdre le fil du monde ? En considérant l’actualité comme un outil pour rester adapté à la société, assurer ma normalité, mon intégration ; je dois certes connaître ce qu’il faut savoir pour survivre et être accepté. Mais c’est l’unique usage intéressant des médias. Pour le reste, entraînons-nous à penser en dehors des temps médiatiques, à parler en dehors des sujets médiatiques, à agir en dehors des codes médiatiques

Cela nous évitera de verser dans des polémiques vouées à être dépassées ; cela nous évitera de choisir son clan au sein de ces antagonismes mis en scène, imposés par la nécessité médiatique d'un débat simplifié à échelle massive. Cela nous permettra d’agir selon notre volonté plutôt que de réagir selon un rythme imposé.

Une technique consiste à se soustraire aux prescripteurs pour naviguer seul. Diriger ses choix artistiques, intellectuels, en fonction de soi, quitte à se tromper, ou à avoir l’air de se tromper. Se promener seul à l'écart des chemins balisés. Prendre la liberté de devenir « auteur de son regard », comme le proposait l’illustratrice Sara. Et s’il faut avoir l’air d’avoir bon goût, ayons l’air, par souci d’inclusion, pour conserver notre place parmi nos semblables ; mais sans confondre l’adaptation au monde et l’adhésion à un monde imposé. En lisant des livres ou en aimant des œuvres d’art non sélectionnées par les prescripteurs médiatiques, nous participerons à la possibilité d’îlots autonomes.

Et cet exercice de regard personnel, on peut l'adapter à la chose publique. En sélectionnant des sujets qui nous intéressent et en les suivant en deçà et au-delà de l'actualité, sur un temps long, via des canaux approfondi ; en retenant chaque semaine un fait entendu ou commenté qu'on souhaite retenir et en l'écrivant sur un carnet de papier ou numérique, afin de pouvoir relire, à la fin de l'année, le fil de sa propre actualité, d'en tirer une conclusion cohérente, peut-être.

Cela nécessite, bien sûr, de supporter une certaine solitude, qui est, au fond, l’intimité avec soi-même. Cette part de nous-mêmes qui n’est pas soluble dans le collectif. Cette part unique, faite d’images, de mots, qui mourra avec nous. L’actualité continuera d’agiter les esprits, mais l’esprit humain mérite de s'en détacher pour sentir sa double aspiration à la grandeur et à l'humilité.

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