Livre I Ouverture de la nuit opale (vendredi, 13 janvier 2023)
I Le froid
Le froid descend dans l'après-midi grise. Aux abords de la clinique, l'air est calme. Une riche voiture attend devant les vitres coulissantes de la clinique. Un enfant va naître.
C'est la seule ville digne de ce nom dans cette région perdue, où la campagne, difficile à coloniser, s'étend de la mer aux montagnes. La région est un refuge pour ceux, riches et célèbres, qui veulent quitter le tourment du monde. Mais si nous fuyons les tourments, eux ne nous quittent jamais. Ils nous poursuivent jusqu'à ce que nous les embrassions contre notre cœur. C'est ce que quelqu'un découvrait, recroquevillée dans un lit, au fond d'une chambre de la clinique. La brume enveloppait le bâtiment moderne perdu aux confins de la ville, au bord de la nature.
Sur le parquet, un poème froissé gît. Il fut envoyé à une infirmière par un frère qui vit loin et qu'on n'a pas vu depuis longtemps. Le papier est tombé de sa main. Elle pleure en nettoyant des ustensiles. Elle sait que la personne étendue dans le lit souffre aussi. Communion de deux étrangères.
N'écris pas ces mots doux que je n'ose plus lire : il semble qu'un baiser les empreint sur mon cœur. Je n'irai plus à l'autel du Dieu qui réjouissait ma jeunesse.
II Le vent
L'histoire s'ouvrit dans un joli village, perdu dans l'immensité du ciel, au bord d'un océan bordé de sable. Le soleil se couchait sur la mer scintillante ; sur les kilomètres de dunes ; sur les maisons basses. Au-dessus de l'étendue d'océan, les mouettes dansaient dans l'incendie du soir. Elles hurlaient. Nul bruit d'homme ne troublait cette fête quotidienne. Seuls le silence et le bruit : le chant raclé des vagues qui venaient de tellement loin mourir majestueusement sur le fini du sable, ponctué des cris de guerre des mouettes en transe. Les grands oiseaux attendaient sur la plage.
Depuis plusieurs siècles, le village et ses alentours n'avaient pas changé d'âme. Malgré les changements infligés par le temps et les mains d'hommes, le territoire, qui s'étendait sur cinq kilomètres depuis les hautes collines jusqu'au rivage, était chargé d'immémorial. L'hiver n'y était jamais glacial ; il se contentait d'être purificateur. Entre le printemps chatoyant qui arrivait et l'été lourd qui s'en était allé, les lieux et les êtres s'abstenaient de se parer de gel et de se pâmer transis. Ces mois froids et clairs semblaient un espace blanc traversé de rayons de soleil pâle. La pluie tombait avant l'aube ou après le coucher du soleil pour nettoyer les éparses traces de pas qui avaient sali le chemin des dunes. Laissés libres par les humains du village, chiens et chevaux paraissaient l'hiver à moitié sauvages, courant avec bonheur dans les dunes et les landes, errant à la tombée du jour aux abords des maisons pour demander la pitance –eux qui l'été redevenaient animaux sages des prés clos et des cours d'étable.
Là, il était difficile d'imaginer que la planète terre a été dépouillée de toute sa sauvagerie, de sa grande nature vierge et majestueuse ; que la mer bleue et profonde, grise et furieuse parfois, put être la grande poubelle des déchets du monde civilisé ; que des milliards d'êtres humains grappillaient chaque jour les derniers espaces purs pour les coloniser, les posséder, les disséquer, les analyser, les transformer, les meurtrir... Les regretter. Là, tout paraissait suspendu, entre ciel et terre, entre montagne et falaises, entre toits de chaume et dunes, et les nuits se succédaient chargées d'étoiles et de présages. Les dieux prononçaient encore des sentences écrites en marées d'astres dans le noir du ciel nocturne ; les enfants croyaient en l'infini du monde et de la terre, et les adultes, en sa virginité. Le vent venait souvent de loin, de très loin ; mais les histoires qu'il apportait enroulées dans son manteau roulant et grondant arrivaient déformées, et se mêlaient aux mythes ancestraux pour mieux dissimuler la vérité de la réalité des lointaines cités effrayantes, dont chacun imaginait à sa guise la configuration, l'atmosphère et l'organisation.
Le vent venait.
Ce jour là, le vent n'était pas venu par les terres, traversant les continents, mais par les mers, voguant sur les flots, puis s'élevant très haut dans les cieux, enfin redescendant planer au ras des vaguelettes, participant aux tempêtes et sifflotant aux oreilles des îles, des atolls et des bateaux. Il arrivait joyeusement, se rapprochait de la côte, et devinait déjà ce petit village bordé de sables et de collines. Il pressentait la fête et se hâtait doucement.
Le vent léger, presque indéfinissable, prit la route des dunes. La grande route à moitié de terre battue, à moitié bétonnée, qui menait au tranquille petit lieu de vie humain. Il était seul sur la route ; il avançait lentement. Il faisait danser les feuilles des arbres qui bordaient la route des dunes. Il caressait les lapins et les écureuils qui couraient dans les landes éparses. Il suivait la route, en flânant de temps en temps.
Le vent venait.
Le vent savait faire peur. Il était le grand ennemi du territoire, surtout des hommes. Pourtant, ce soir, il ne paraissait pas méchant ; il ne voulait pas faire peur. Il semblait joyeux, guilleret. A moins qu'il ne tourne et se fâche d'un coup, il ne troublerait pas la fête. Les bêtes dans les bruyères le saluaient. Il poursuivait sa route. Il se déployait, s'avançait résolu vers le village blanc. Bientôt, il en atteignit l'orée. Chargé des odeurs de la mer et du large, il s'engouffra entre les premières maisons de bois brut et fit tranquillement irruption sur la grand-rue.
Le long de la grand-rue, jolie cicatrice de macadam bordée de fleurs et d'herbes folles, s'élevaient humblement des maisonnettes d'un ou deux étages, peintes de toutes les couleurs pâles du temps, aux volets bien entretenus, aux lumières accueillantes. La grand rue du village, à cette heure avancée de l'après midi, battait son plein, c'est à dire qu'une cinquantaine de petits humains l'emplissaient de leurs rires, et leurs jambes affairées la traversaient par petits pas rapides. Les bras aussi étaient affairés, accrochant des lampions, installant de grandes tables à tréteaux qui faisaient ainsi se rejoindre les maisons de chaque côté de la rue. La fête se préparait, une fête bien différente de celle qui s'accomplissait tous les soirs au bord de mer, pour le coucher du grand dieu jaune, mais tout aussi colorée, calme et tranquille. Une fête bienveillante, en somme. Soudain les gestes se suspendirent, les mots moururent. Les nez, les truffes humèrent l'air, surpris.
Le vent était venu.
Les gens l'accueillirent gentiment ; c'était un vent ami, incapable de gâcher la petite fête. Ils le laissèrent gambader dans les rues et sur les toits, et furent ravis qu'il fasse flotter les fanions et les lampions. Il portait même les odeurs des plats de l'extrémité de la rue, pour les emmener de l'autre côté, où elles se mélangeaient avec les desserts, faisant un splendide concert d'odeurs – les chiens et les enfants remuaient la queue et tapaient dans leurs mains, tout excités par le festin qui s'annonçait.
Les postes de radios et de télévision, dans les salons des maisons, reflétaient la fête qui avait lieu dans tout le pays, grandiose, comme le montraient les images du président du pays et de ses ministres, marchant heureux sur les grandes avenues, et les défilés de militaires et de pompiers.
Le village, à l'instar du pays entier, avait dressé les drapeaux et les nappes aux couleurs de la patrie, et chacun maintenait son regard une bonne partie du jour, laissant les autres loisirs et délaissant les travaux, pour suivre avec une concentration implacable, sur le petit écran du salon, les évolutions des organes officiels de la nation, en ce jour international de la paix, où les pays du monde, dans un paradoxe d'une touchante cruauté, affichaient en même temps que leur volonté de paix la grandeur et l'entretien régulier de leurs armées.
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