Aux saules de la contrée, Avertissement de l’autrice (lundi, 21 novembre 2022)

Si j’avais su que les rêves sont réels et le monde illusion, j’aurais inversé ma vision de la liberté et celle de la prison. Mais les menteurs amers disent décriant les images qu’elles sont illusoires, et nous entraînent dans leur « réel » qui n’existe que dans leurs sombres couloirs.

Édith Morning

 

Les nuits d’insomnie ressemblent à des routes abandonnées perdues dans une nature aride.

Je les parcours, ces routes, avec une nostalgie qui s’accroît à mesure que les jours qui les séparent voient mes cheveux grisonner, ma peau se creuser, mes jambes s’ankyloser. Ces nuits presque blanches sont le trésor de ma vie ; elles contiennent le meilleur du passé et de l’avenir. Elles m’offrent un voyage lancinant, profond.

Je me souviens d’elles.

Lara, Helen.

Je me souviens de la jeune femme et de la fillette. Plus tard - le temps avait passé sans pitié - je me souviens de la femme vieillissante et de l’adolescente. A travers le flux des années elles demeuraient semblables à elles mêmes. Loin d’amoindrir leur mystère, le temps le dessinait plus précisément sur leur peau, le long des traits de leur visage, qui soulignaient dangereusement le flou du regard et le flottement des sourires.

Lara était insomniaque, comme moi, et vivait une double vie. Nos insomnies nous rapprochaient. Elle demeurait dans la surdité de ses angoisses ; j’écoutais les cantates de Maître Dietrich Buxtehude, Membra Jesu Nostri : la musique raccommodait la nuit. Si nos rêves, l’a rappelé Gérard de Nerval, sont notre deuxième vie, les insomnies sont notre vraie vie, celle qui nous voit tels que nous sommes, entre corps et âme, entre amour et haine, corps d’angoisse tendu par la quête de fusion.

Elle, elle avait eu une nuit spéciale au cours de sa vie, où le réel du jour avait transpercé de sa lance de fer glacé le linge tiède de l’insomnie. Éclats de sang ! Alors, avait commencé leur relation, et les épousailles de la nuit et du jour n’avaient plus cessé. Dans la réconciliation entre le rêve éveillé et le réel morne, elle s’était créée enfin une vie. C’est cette vie que nous voulions boire, pour en être arrosés, nourris, pour connaître, nous aussi, dans nos chairs, le vent de l’action, l’exaltation du rêve, la magie d’être vraiment vivants.

Il ne lui restait que des fragments de cette nuit, qu’elle rassemblait en un conte chaque soir réinventé. L’histoire se terminait à l’aube du jour nouveau, celui qui les avait unies pour toujours. Elle disait : « Opale, la mer s’étendait devant nous en cette matinée d’hiver. Je quittai tout ce qui avait été. Une nouvelle vie commençait ». J’aurais voulu vivre une aventure, moi aussi. Nous tous, nous rêvions d’être des héros. Mais elles étaient nos héroïnes, et nous n’avions qu’à les admirer.

Douce amère, la nuit du poème fut maintes fois chantée. Pourtant, la version que j’ai réalisée éclaire certains points précédemment restés obscurs.

J’ai connu Lara bien plus tard. J’ai connu l’enfant alors qu’elle cessait d’être une enfant. Elles n’avaient plus rien d’une alcoolique déchue ni d’une orpheline. Elles vivaient comme tout le monde. C’est nous qui entretenions le mystère, parce que quelque chose en elles nous fascinait.

Des chansons, des romans, des films ont déjà raconté leur histoire. A maintes reprises on a chanté leur vie et leurs personnalités du point de vue de l’enfant. D’autres artistes ont voulu regarder l’histoire d’après la vie de Lara. Je suivrai cette seconde solution.

Je ne peux raconter, relater tous les témoignages, les chansons, les films, les pièces de théâtre, les œuvres graphiques, les œuvres musicales et les livres qui se sont inspirés de cette histoire. Je n’en citerai que quelques uns, choisis non pour leur célébrité, ni même pour leur beauté, mais pour la subtilité avec laquelle ils ont pu rendre la fascination qui nous tenait. Quel point de vue chaque œuvre, chaque version a adopté ? L’un de ces romans, un roman bref et raffiné, m’a semblé être le meilleur bien qu’il n’ait connu aucun succès et que son titre, le temps d’aimer, le temps de vivre, ne nous apprenne rien de son contenu. L’auteur, anonyme, semble nous avoir tous connus. Il mentionne quelques faits auxquels j’ai pris part. Comme je suis hors d’état de l’identifier ! J’ai scruté dans mes souvenirs – en vain. Mais il y avait tant de monde autour d’elles… Il émane de sa prose un trouble qui constitue sans doute la cause de son impossible diffusion à large échelle. L’on sent le narrateur pris par un amour qu’il ne maîtrise pas, et dont il ne sait s’il concerne la femme mûre ou l’adolescente. Il relate, comme un leitmotiv, quelques passages de la nuit opale, celui des tombes, celui de l’allaitement. Mais le temps de la nouvelle s’étend sur quelques mois, au cours desquels le narrateur a fréquenté l’appartement de ses héroïnes évanescentes. Les rêveries du narrateur lorsqu’il rentre chez lui après les longues et douces soirées, qu’il est difficile de ne pas reconnaître quand on les connues, occupent la moitié de la nouvelle. Le texte est indéniablement plus fantasmagorique que documentaire.

L’opuscule du Crépuscule demeure l’œuvre la plus poignante. Composée par Gontran Gogue la nuit qui précéda sa mort violente, elle recèle toute la fureur désespérée que le compositeur torturé avait éprouvée lors des années qui suivirent sa rupture d’avec Lara. Qui sait, qui peut savoir comment une nuit, une seule, et un matin, ont pu marqué un homme à ce degré ? Leur histoire dura moins de vingt quatre heures, leur rupture le dévora huit ans et demi. Son ultime composition ne nous enseigne rien ; un seul chant l’orne, le reste est entièrement musical, ce qui ne nous prive en rien des émotions du grand Gogue. Citerai-je le maigre livret ? Une chanson trop longue aux quelques vers – les derniers du troisième couplets- émouvants : au commencement, il y eut ton souffle et puis le mien/ suivit le silence des bouches et la parole des mains/la ville immobile frissonne par la fenêtre/ses toits inertes n’ont plus la foi/quelques éphémérides au loin/l’hiver est une saison qui ne finit jamais, malgré les rires de l’été/ Je m’incline devant ton désir/au fond de tes yeux embrumés, je t’ai aimé.

Outre la nouvelle le temps d’aimer, le temps de vivre et la symphonie l’opuscule du Crépuscule, je ne citerai, qui vaille la peine, que le célèbre film d’Amos Mariecque, l’œuvre des ans. La mère et la fille y sont présentées comme deux folles qui parviennent à cacher leur névrose jusqu’à l’apparition des premières rides de Lara. Dès lors tout s’effrite, leur relation, la perfection de leur image ; enfin la passion qu’elles inspirent, si elle ne faiblit pas, mène leurs voisins et amis en déshérence. Le film se clôt sur les deux femmes à la dérive ; leur amour s’est métamorphosé en haine. Nous qui avons connu une partie de la vérité, nous ne pouvons souscrire à cette version. Le film n’en demeure pas moins un chef d’œuvre.

Peu d’auteurs ont ignoré la vérité que nous pressentions tous sans vouloir nous y arrêter, le mensonge dont elles habillaient, non les faits, mais leurs sentiments et leur personnalité. Tous savaient que ces muses avaient agité devant nous les rideaux du rêve universel de passion et de fusion, de voyage et d’aventure, et de même qu’un vagabond de la boue se cache derrière l’image d’un vagabond des étoiles pour rester à la table d’une pauvre fille aux yeux plein de poudre, de même elles se drapaient de rêve pour n’être pas des parias de notre petite ville de province blanche et sage. Mais nous voulions croire à leur illusion : nous n’avions d’autre beauté dans notre vie. Nous leur donnions notre admiration, notre fraternité, nos sourires, nos amitiés, et elles nous saupoudraient de mépris. C’était le jeu, je m’en rends compte aujourd’hui. Moi non plus, je ne passerai pas sous silence cet aspect des choses. Mais je ne m’y étendrai pas, puisque je m’arrêterai sur Lara et l’enfant sauvées, contemplant au bord d’une plage l’avenir vide et beau qui les attend. Avant nous : avant que nous n’entrions en scène et entamions notre adoration, charmés, fascinés. Nous, c’est à dire les voisins, le quartier, la ville entière. Notre vie était vide, l’avait toujours été, et elles la remplissaient de leur mystère. Leur façon bien à elles d’être et de parler, d’être originaires d’ailleurs, et, souvent, d’avoir l’air de nous aimer.

Nous avons, pour beaucoup d’entre nous, réalisé bien plus tard que ces deux êtres nous ressemblaient sans doute beaucoup plus que ce que nous avions imaginé, et, au fond, parce que nous aimons ces fascinations qui nous font rêver, elles nous ressemblaient beaucoup plus que ce que nous avions espéré.

Mais elles vivaient d’être un rêve, une légende, et nous nous repaissions de leur étrangeté.

Je sais que je ne suis pas la dernière à tapoter sur le clavier pour narrer cette histoire. J’en sens le besoin. J’aimerais passer à autre chose, les oublier, les reléguer au second plan de ma mémoire, et je n’y parviens pas. Je souhaite que cet accouchement m’y aide et accomplisse cette séparation d’avec leur souvenir.

 

H. L., Saint-Jean en Ville, avril 2005

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