La ville argentée (lundi, 17 mai 2021)
C'était sa névrose, sa douleur, son martyre, il entendait sans cesse la Symphonie No 2 de Rachmaninov. Il avait peur de la mort car il croyait possible qu'au-delà de ce monde, au-delà de cette vie, il continue à subir l'audition involontaire et permanente de cet opus beau mais angoissant. C'était venu un soir, il avait souri en se rendant compte que cette symphonie, qu'il venait d'écouter, se rejouait intégralement et de manière très réaliste en son esprit, mais cela avait duré toute la nuit, puis le lendemain, le surlendemain, des semaines, des mois, des années. Dix ans plus tard, il disait qu'il aurait préféré n'importe quel autre acouphène, ce dont je doutais. La symphonie No 2 de Rachmaninov est intelligente et il était donc baigné d'intelligence à chaque instant, et même si c'était toujours la même intelligence sonore, la même universelle angoisse, la même douceur déchirante, la même grinçante plainte, l'intelligence l'emportera toujours à mes yeux et à mes oreilles sur la bêtise.
Pourtant je ne nie pas sa souffrance, son calvaire incompris, son crâne hanté.
C'est la précision même de ce mirage auditif qui l'effrayait, le fait qu'il n'y avait jamais d'improvisation, de variation ni même d'erreur.
Oui, bien sûr, il avait essayé d'écouter des versions enregistrées, en décalé avec sa version intérieure, mais alors c'était pire : les deux versions cohabitaient et il voulait se tuer. Il s'était rendu à des concerts, pour obtenir ce même résultat tragique. Rien, rien, rien ne pouvait plus empêcher ces notes complexes, pures, cette recette musicale parfaite, de détruire toute forme de vie, d'absence, de silence et de ce vide dont nous avons tous besoin et qu'il ne connaissait plus depuis tant de décennies.
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