Soir d'hiver (mardi, 15 janvier 2019)
Deux voix au loin chantent en breton, une voix masculine, une voix féminine, qui se mêlent et se démêlent. Je ne sais pas si c'est le disque qu'écoutent les voisins où l'écho qui demeure dans mes capricieuses oreilles. Je sais que dans l'appartement de Saintes, mes amis se disputent. L'un désire ardemment la Révolution qui vient ; l'autre estime que ce désir est criminel. Leur amitié survivra-t-elle à ces mois de révoltes des ronds-points ? J'entends qu'ils se haïssent presque, eux qui s'aiment tant pourtant. Eux qui s'aiment tant depuis les années passées à Niort, entre le gymnase et le terrain de football et le lycée aux hauts murs blancs. Il est difficile de rester calme quand la politique descend jusqu'au fond des âmes. Ici, je suis seule. À ma gauche, les tours du vingtième arrondissement dissimulent celles de Bagnolet et de Montreuil. La nuit fausse les enveloppe, cette nuit des villes zébrée de lampadaires aux halos blancs et oranges. J'ai vu des écrivains tout à l'heure et derrière leurs sourires, j'ai senti la concurrence, la jalousie, la fatigue. Devant moi, le vieil ordinateur de mon père mange ma concentration. Mon père n'existe plus : délivrance des délivrances, fin des faims. Quand le chant Han Hini a Garan s'estompe, le silence prend place. La chambre est dépouillée, une petite lampe faible et son halo, un futon au sol, la moquette avalée par l'obscurité, mes murs vides. Des habits suspendus ; mes cahiers, mon téléphone. Moi, je ne me dispute plus à propos de politique. Je l'ai tellement fait dans ma jeunesse ! Ma jeunesse qui s'attardait... J'émets quelques idées ; mais dès lors que quelqu'un semble agacé, je les retire aussitôt. Les gens qui sourient, peut-être, n'ont pas perdu d'ami à cause d'une cause. Une cause qui n'a servi personne. Les voitures circulent dans les rues des alentours, leurs moteurs et leurs phrases fendent la nuit, fente sonore, fente visuelle. Chacun oublie des choses du jour. Dans certaines familles, le chagrin, la révolte et l'injustice inondent l'instant qui passe. Dans certaines solitudes, le désespoir pique plus que d'habitude. Je me demande si un jour je serai vieille comme ma grand-mère, assise sur un fauteuil tapissé, à lire un livre déjà lu ou à dire un chapelet. Il ne me reste presque rien des illusions de ma jeunesse. Je ne crois plus beaucoup en l'avenir radieux. Mais j'ai plus de facilité à apprivoiser les événements et les possibles. Si je pouvais aller à la rencontre de la jeune fille que j'étais, pourrais-je réussir à la convaincre de s'engouffrer sur le chemin le moins difficile ? Sûrement pas.
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