Une histoire vraie (jeudi, 14 juin 2018)

Tu rêvais de ta tante qui avait séjourné, en secret, à Lucerne, en compagnie de Boris de Schoelzer ; je rêvais de toi. Scriabine joué par ta nièce berçait nos silences. Sur la terrasse, le vent chuchotait et mes regards allaient du mont Pilate à la surface du lac, contemplant sans pensée les ponts de bois, les toits, les horlogers de la rue d'en bas, les hirondelles sur les cheminées, les martinets à ventre blanc posés sur les hautes branches des trois hêtres au tronc gris. Ce climat matinal me donnait l'impression de vivre et d'attendre, sensations enivrées de l'instant magique, inquiétude sourde de ta visible absence mentale et de la lenteur lourde de tes gestes.

La danse des cygnes qui me semblait un signe, mais ton énigmatique allure de spectre.

J'aimais cet homme que tu étais entrain de devenir. Tes cheveux bruns et gris, coupés courts, remuaient doucement dans le foehn. Je retenais mon souffle. Ton violon raffiné posé dans son écrin sur la grande table de noyer, la porte cloutée à l'étage, l'ordinateur dans la chambre médiévale. Ta folie orthodoxe me donnait envie de te suivre partout où tu allais, elle te poussait à partir toujours plus loin des gens qui s'attachaient à toi. Et je t'imaginais enfant, aux côtés de ta mère géorgienne flûtiste et de ton père suisse, banquier, s'admirant et se méprisant l'un l'autre pour la rigueur protestante du mari et la sensibilité fiévreuse de l'épouse. J'imaginais ta sœur, la perte de ta sœur, je tentais de prendre la température de ton cœur, qui battait sans sentir mon impérieux appel.

Ce fut le dernier matin. Nous nous sommes croisés deux fois depuis, alors que vingt ans se sont écoulés : à Marmande et à New York. Je t'ai peut-être aperçu au centre de musique baroque de Versailles, mais je n'ai pas eu le courage de m'approcher de cette silhouette voûtée.

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