Camp 1940 (dimanche, 09 juillet 2017)
C'est un grand-père vendéen, se promenant au bord d'un étang d'algues et de boue, dans les allées que foulaient ses pères, ses tantes au siècle précédent, c'est un grand-père enclin aux fidélités inutiles, qui lisait ces Hosties noires et qui comprenait ce chant. Le chant des guerres perdues, des traditions compromises, des espérances fauchées, des passés enterrés.
Un chant de ruines et sur cette ruine je bâtirai mon château de poussière.
Peut-être.
Je recopie ce poème de Senghor, Camp 1940, tel qu'il est écrit dans l'édition originale de 1948, que je tiens de ce grand-père. Mots et ponctuation, tels qu'en ces pages déjà soixantenaires. Mais les commentateurs et les autres versions internet disent hargne au lieu de hargnerie, et pour les Rivières du Sud dans le dernier vers de la dernière strophe.
Camp 1940
À Abdoulaye Ly
Saccagé le jardin des fiançailles en un soir soudain de tornade,
Fauchés les lilas blancs, fané le parfum des muguets,
Parties les fiancées pour les Isles de brise et pour les Rivières du Sud.
Et un cri de désastre a traversé de part en part le pays frais des vins et des chansons
Comme un glaive de foudre dans son cœur, du Levant au Ponant.
C'est un vaste village de boue et de branchages, un village crucifié par deux fosses de pestilences,
Et haines et faims y fermentent dans la torpeur d'un été mortel.
C'est un grand village qu'encercle l'immobile hargnerie des barbelés,
Un grand village sous la tyrannie de quatre mitrailleuses ombrageuses.
Et les nobles guerriers mendient des bouts de cigarette,
Ils disputent les os aux chiens, ils se disputent chiens et chats de songe.
Mais seuls Ils ont gardé la candeur de leur rire et seuls la liberté de leur âme de feu.
Et le soir tombe, sanglot de sang qui libère la nuit.
Ils veillent les grands enfants roses, leurs grands enfants blonds, leurs grands enfants blancs
Qui se tournent et se retournent dans leur sommeil hanté des puces du souci et des poux de captivité.
Les contes des veillées noires les bercent, et les voix graves qui épousent les sentiers du silence,
Et les berceuses doucement, berceuses sans tam-tam et sans battements de mains noires
- Ce sera pour demain, à l'heure de la sieste, le mirage des épopées
Et la chevauchée du soleil sur les savanes blanches aux sables sans limites.
Et le vent est guitare dans les arbres, les barbelés sont plus mélodieux que des cordes de harpes,
Et les toits se penchent, écoutent, les étoiles sourient de leurs yeux sans sommeil
- Là-haut, là-haut, leur visage est bleu-noir.
L'air se fait tendre au village de boue et de branchages,
Et la terre se fait humaine comme les sentinelles, les chemins les invitent à la liberté.
Ils ne partiront pas. Ils ne déserteront les corvées ni leur devoir de joie.
Qui fera les travaux de honte si ce n'est ceux qui sont nés nobles?
Qui donc dansera le dimanche aux sons du tam-tam des gamelles?
Et ne sont-ils pas libres de la liberté du destin?
Saccagé le jardin des fiançailles en un soir soudain de tornade,
Fauchés les lilas blancs, fané le parfum des muguets,
Parties les fiancées pour les Isles de brise et par les Rivières du Sud.
Front-Stalag 230.
Léopold Sédar Senghor in Hosties noires, 1948
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