Saul dans la ville atlante (jeudi, 06 octobre 2016)

 

Il sortit pour marcher dans l’air vivifiant de la nuit. A mesure que le grand ascenseur aux parois de verre descendait les quarante-deux étages, l’atmosphère s’épaississait et se chargeait de chaleur et de vie. L’air de la rue bariolée le gonfla de bonheur. Il suffoqua presque d’hyperventilation et se souvint que cela faisait quelques jours qu’il n’était point sorti, n’avait point aéré. Il reprit son équilibre et s’élança sur l’asphalte.

« Et voilà qu’un spleen se déverse sur la ville comme un vent léger. Je risque d’attraper le spleen ». Mais la ville l’attirait. Oublieux de sa santé morale il s’engagea gaillardement dans l’allée des Oliviers Grecs.

Saul pensait à son roman en cours : le style et l’histoire ne parvenaient pas à s’épouser.

A l’école, les professeurs avaient tellement répété des contraintes de style que Saul avait mis beaucoup de temps à oser écrire ce qu’il voulait. Parfois, seul dans sa boîte du 42ème étage, il prêchait aux professeurs et aux académiciens, gardiens de la culture et de la Beauté de l’Humanité :

Laissez la langue parler, leur disait-il, laissez-la inventer des mots, déborder de ses sens et de ses formes, s’enchevêtrer, laissez-la mourir un peu ici, se transformer là-bas, car ainsi et seulement ainsi pourra-t-elle porter nos doutes, nos peurs, nos rêves pour des siècles et des siècles. Laissez la langue se noyer dans sa propre beauté, s’étouffer dans ses propres pièges, mais laissez-là aussi se prolonger dans tous les sens, exprimer le neuf, l’ancien, l’inexprimable , porter nos rires, nos enthousiasmes, laissez-la se soulever, extravagante, ou bien se taire.

Mais la langue l’interrompait, frémissante, et le faisait taire par ses cris rauques : Je me noie dans mon insolitude, dans mon infirmance, faméliques paroles coulées de vos gorges baignées de peurs et de chaleurs vivantes, frémisseuses, amourantes, beauté des consumences du feu, qui pourra m’aliéner ? Mes amoureux me traduiront toujours, et les savants ne m’enchaîneront jamais, car les chaînages cliquètent comme de beaux bijoux exotiques, dictant de nouvelles façons de m’habiter, qui vous échappent, vous échappent, vous échappent.

Je suis la langue et j’habite dans vos bouches, dans vos rêves, je suis presque votre peau. Ne me méprisez jamais car j’exprime toujours, et vous possède toujours. Ne m’enchaînez jamais car j’en mourrai. Je veux qu’on m’invente sans cesse, se souvenant de mes plus vieilles perles et m’en créant de nouvelles.

Je suis la langue. Parlez-moi profondément du fond de vous-mêmes, parlez-moi et parfois… Taisez-vous… Taisez-moi et laissez-moi vous habiter, influencer vos rêves, déplacer votre intelligence. Laissez-moi pénétrer langoureusement tout votre corps et me répandre, couler en vous comme un fleuve, je suis lasse et m’ennuie enfermée dans vos cerveaux étroits. Laissez-moi descendre le long de votre cou, glisser dans votre dos ; je veux tomber dans vos fesses, rebondir, remonter dans votre ventre, emplir vos seins, votre poitrine, de mes milliers et mes milliers de mots, de sons, de plaintes qu’il ne faudra pas séparer, pas détacher, car ils ne sont qu’un souffle décliné cent mille fois.

Je veux être animale. Je vous offrais le flux et le reflux et le mouvement ; vous m’avez enfermée dans une cérébralité arrogante, inutile et monotone. Je voulais être le bel atour d’une animalité parmi tant d’autres, on a fait de moi le parangon de la différence humaine. Je veux me déployer, explorer vos corps, participer à la danse et réunir ce qui était séparé, classé, analysé.

Je suis la langue : dans l’ultime démonstration de ma splendeur, je vous ramènerai au bercail de la perfection innocente et vaste de l’animalité, loin de la Destruction.

 

 

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