Le poème ou l'image qui viendra (dimanche, 18 mai 2014)
Si tu créais un poème ou une image, tu t'interrogerais sur la possibilité de son existence, sur la possibilité de sa puissance, dans la vie d'un enfant de sept ans qui l'entend ou la regarde par un après-midi d'été empli de chaleur et d'ennui.
Dans la vie d'un enfant de dix ans qui regrette ses six ans et voudrait déjà en avoir treize, comme les grands.
Dans la vie d'un collégien qui souffre chaque jour de ses boutons naissants et de son incapacité à être aimé des autres.
Dans la vie d'un lycéen de quinze ou seize ans qui découvre la politique et la paresse, la poésie et la drogue.
Dans la vie d'un cadre des assurances qui paye une pension alimentaire à la mère de ses enfants, et qui ne peut les voir, à regret, qu'un weekend sur deux et la moitié des vacances.
Dans la vie d'une ancienne gérante d'une agence immobilière, au chômage depuis cinq ans, passionnée par l’Égypte ancienne.
Dans la vie d'un homme qui vient d'être nommé directeur de cabinet du ministre de l’Éducation nationale ; il trouve qu'il mériterait une autre femme que celle qu'il a épousée à l'époque où il avait moins de stature ; il n'a jamais oublié qu'on a abandonné son cher Cocard, le labrador, pour partir vivre à Hong-Kong où son père était nommé.
Dans la vie d'une femme à la retraite, qui voudrait changer de club de gymnastique et hésite à partir au bord de la mer durant une semaine l'été prochain.
Dans la vie d'un homme qui a peur d'oublier son propre nom depuis que son neveu ne vient plus le visiter dans la maison de retraite de la ville de Niort.
Dans la vie d'un Tibétain qui vit à Lhasa depuis qu'il a quitté son village natal et qui cherche de nouvelles idées pour développer son petit commerce et embellir sa vitrine.
Dans la vie d'un Rrom qui vit à Arles, au fond d'une impasse, depuis douze ans.
Dans la vie d'un Hindou dont l'appartement offre une très belle vue sur la ville de Bénarès et qui n'a jamais lu la Comédie humaine, de Balzac, dont il possède une édition complète en langue anglaise.
Dans la vie d'un chauffeur de taxi de la ville de Mexico qui collectionne les affiches de concert qu'il décolle dans les rues de la métropole.
Dans la vie d'un paysan de la pampa, qui s'est fait des meubles avec des pneus de voiture et possède un scooter depuis huit mois et demi.
Dans la vie d'un Russe petersbourgeois à la fois nationaliste dur et fou amoureux de la musique de Kino.
Dans la vie d'un Serbe ayant connu l'horreur des bombes de l'OTAN, qui écoute la radio en réparant l'ordinateur de son frère dans le garage.
Dans la vie d'un musulman fondamentaliste, qui se prépare pour la Guerre Sainte contre l'Infidèle.
Dans la vie d'un catholique traditionnaliste qui prie Saint Michel pour le redressement de la France.
Dans la vie d'une carmélite qui pense à sa sœur à l'heure de Laudes ; dans la vie d'un prisonnier coupable de plusieurs crimes crapuleux et qui s'ennuie dans sa cellule et trouve son co-détenu et compagnon de cellule bête comme la mort ; dans la vie d'un physicien qui boit une bière dans un bar de la rue de la Folie-Méricourt, et se demande quelles sont les failles de la théorie des cordes et pourquoi le serveur a changé de coupe de cheveux trois fois ce dernier mois.
Dans la vie d'un balayeur des rues qui sait son geste par cœur et chante en lui-même un chant hongrois dont il a oublié le troisième couplet.
Dans la vie d'un jazzman qui adore sa contrebasse et sa rue sale et bruyante et déteste les beaux quartiers où il a grandi.
Dans la vie d'une femme de ménage heureuse d'avoir obtenu un logement social dans un quartier où les écoles sont propres et bien fréquentées, au bout de sept ans d'attente.
Dans la vie d'un étudiant martiniquais qui hésite entre rejoindre le mouvement indépendantiste ou un parti centriste français.
Au cours de ton temps de création, tu te demanderais, pour chacune de ces personnes imaginaires, si ce poème ou cet image aurait l'heur de lui plaire, de l'intriguer, de l'emporter quelques secondes ou quelques heures dans un rêve. Tu chercherais à trouver la voie qui te paraît la plus propice pour nourrir cet être que tu viens d'imaginer, puis cet autre, puis cet autre encore.
Comment insuffler à ta création la majesté qui impressionnera chacun d'eux, comment la teinter d'une quête clandestine qui les fascinera et parlera à leur force vitale ? Comment créer une forme qui touche chacun d'eux d'une telle manière qu'ils soient un tantinet changés après l'avoir vue ou entendue, regardée ou écoutée ?
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