Finale de l'aube (samedi, 15 mars 2014)

Ils traversèrent sans rien se dire la ville de Pornic, engourdis par le froid. Ils rejoignirent les plages.

Les pins parasols ployaient ; au loin, un cyprès de Lambert tentait de rester droit malgré les bourrasques. Jean désirait fumer une cigarette : il n’en n’avait plus.

Le soleil se leva soudainement, étouffa la force du vent et réchauffa l'air, qui se mit à pétiller comme un champagne. Les trois cœurs se délestèrent du trop-plein de rancune qui les alourdissait, mais les mots, même banaux, restaient tapis au fond des gorges.

- Marchons encore, dit Jean.

Elles ne répondirent pas. Elles regardaient la mer.

Il attendit sans fumer, en se suggérant à lui-même le goût d'une cigarette. Il pensa à son père. La question de savoir s'ils se retrouveraient un jour, outre-monde, demeurait irrésolue. Il tourna son regard vers les vivants, ces deux femmes qui l'accompagnaient.

Un couple étrange était réuni sur cette plage. Lui, et elle.

Ils regardaient ensemble dans la même direction ce matin-là. Leurs yeux couvaient leur fille, qui contemplait la mer. C'était la première fois que leurs deux regards fixaient en même temps, dans le silence, le fruit de leurs amours erratiques.

- J'aimerais vivre au bord de la mer, dit Sophie.

- Cela arrivera un jour, dit Marie.

- J’aimerais ne pas repartir ce soir.

- Tu reviendras, souffla Jean. Tu reviendras souvent ici au cours de ta vie.

- Jean, est-ce que nous nous reverrons ? demanda Sophie, d'une voix distante.

- Je viendrai chaque année en Europe, désormais. J’ai du temps à rattraper avec ma fille.

Sophie se déchirait en contemplant la mer sud-bretonne, cet océan Atlantique qui mène au Mexique, aux îles Kerguelen, à New York… Elle murmura d'un ton boudeur :

- C'est impossible de rattraper le temps perdu.

Ses parents l'épiaient. « Elle est sauvée », pensait Marie. « Elle s'en sortira ».

« Est-ce que je l'aime comme les pères aiment leurs enfants ? » s'interrogeait Jean.

Le vent soufflait des courants à faire éclore des rhumes. Il mesura l’imperfection de son propre cœur, dont le magma mouvant charriait la lave des émotions. La joie et le chagrin de cette matinée, au contact de l'air et du froid, se figeaient en sculptures dans sa mémoire, comme du basalte. Ainsi lui apparut le titre de son œuvre musicale presque achevée : La symphonie basaltique, dédiée à Sophie Douce-Narrow.

- Ce voyage, dit Sophie en se retournant, n’a servi à rien.

Elle crispait ses poings, malgré la douceur du paysage qui s'étendait sous ses yeux. Elle serrait les dents. Comme si, quitter toute cette tristesse pour épouser la beauté du monde, équivalait à renoncer à la liberté contre une grosse somme d'argent.

- J'ai trouvé le titre de ma symphonie, annonça Jean. La Basaltique, dédiée à ma fille Sophie, pour guitare électrique, basse électrique, orgue et basson français, avec une irruption de chœurs harmoniques lors du troisième mouvement.

Au fond des yeux humides de Sophie, la dernière lame d’aigreur passa. Elle emportait ses ultimes relents de rancune et de mélancolie. Le soleil chauffait ce paysage maritime. Il était midi en France, selon le méridien de Greenwich ; onze heures cinquante et un selon le méridien de Paris. La faim pointait ses crocs.

A quelques milles au large, une vieille jubarte longue de treize mètres, lourde de vingt tonnes, venait d'avaler son dernier repas - quelques centaines de krills blancs. Elle jaillit à la surface de l'océan. Elle darda son chant mélodieux vers le ciel. Elle redescendit au fond des eaux pour l'éternité.

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