Aranjuez, d'Edith de Cornulier-Lucinière (samedi, 07 décembre 2013)
Edith de CL est la barmaid du zinc d'AlmaSoror.
Il fallait écrire avant le 7 décembre à minuit, un texte comprenant :
oh mon âme
le plus vieil été du monde
c'était si pur
ta mère absente
coco
Aranjuez
« Why play so many notes instead of just choosing the most beautiful ? »
« Pourquoi faire tant de notes au lieu de choisir les plus belles ? »
Miles Davis
Une lézarde muait sur la pierre. La moitié de son corps était en plein soleil, l'autre dans l'ombre. Lorsqu'elle eut fini de muer, la reptile s'éloigna de la fenêtre. Elle n'avait pas été vue. À l'intérieur de la maison, tout semblait dormir à cette heure zénithale. C'était une maisonnette de plain-pied, qui comportait deux pièces. En outre, une cuisine y était aménagée à l'une des extrémités, dont la fenêtre donnait sur la rue ; à l'autre extrémité de la maison, une douche et un lavabo encadraient une fenêtre par laquelle, au loin, on apercevait la mer. La rue, presque toujours déserte, portait le nom de Chemin des dunes, comme tant de rues des villes de bord de mer.
Entre la maison et la mer, une longue route cabossée, un grand parking qui demeurait vide l'hiver, et que des centaines de voitures recouvraient pendant les saisons touristiques. La dune, là-bas, saccagée par d'atroces maisons construites trop vite, offrait sa lande nue aux crêtes des vagues.
Dans cette modeste maison dont les recoins recelaient des toiles d'araignées, pas un meuble n'était pas d'une haute facture, pas un livre ne provenait pas d'un auteur profondément admiré par les cerveaux les plus érudits. De façon étonnante et heureuse, les meubles anciens et modernes s'épousaient dans le minuscule salon où quatre personnes ensemble se seraient senties étouffer. Un antique clavecin occupait une belle partie de la place. Des statuettes, représentant des danseuses traditionnelles de tous les pays du monde, reposaient sur toutes les surfaces des meubles et sur le renfoncement de l'une des fenêtres. On pouvait croire, à première vue, qu'il s'agissait d'un lieu de villégiature, comme une ancienne maison paysanne rachetée, à la mort des derniers propriétaires, ou lors de leur exil rural, par une riche famille s'amusant à jouer aux marins pêcheurs durant quinze jours d'été. Il n'en était rien. Elle était habitée, à l'année, par une femme qui la louait à la mairie du Château d'Olonne. C'était une très vieille dame qui sortait une fois par semaine faire ses courses, et dont personne ne savait plus rien. Qui était-elle, d'où venait-elle et comment avait-elle atterri dans cette maison où personne ne venait jamais la voir ? On se souvenait peut-être qu'il y avait eu une histoire, un arrangement avec l'ancien maire, des facilités pour qu'elle s'installe en ce lieu, il y avait trente ans de cela.
Elle était arrivée en 1980, s'était installée dans cette maisonnette. Au début, elle recevait des visites et ceux qui la connaissaient depuis cette époque se souvenaient qu'elle se rendait à pied jusqu'à la gare des Sables d'Olonne pour aller chercher des parisiens qui venaient passer une ou deux nuits dans son antre secrète ; mais depuis belle lurette, il n'y avait plus de visiteurs. La vieille dame seule n'intriguait pas grand monde. Les gens du coin, qui ne manquaient pas de cœur ni de sens du devoir, vérifiaient qu'elle allait bien. Si, un mardi, on ne la voyait pas au marché, quelqu'un poussait la promenade jusqu'à frapper à sa fenêtre. Il apprenait qu'elle avait eu un refroidissement, et se faisait une joie de lui faire ses courses. Le mardi suivant, on la retrouvait déambulant parmi les étalages, tâtant les concombres, s'achetant ses éternelles pommes de terre de Noirmoutier, son sel de Guérande et son beurre demi-sel, ses champignons de Paris et quelques boites de sardines. Au moment de Noël et du 14 juillet, elle s'offrait des bouteilles de cidre brut et, tous les 7 avril, le caviste la voyait entrer dans sa boutique :
- Je voudrais la meilleure bouteille de vin que vous avez pour environ 25 euros ! 30, pas plus !
Depuis de nombreuses années, le caviste lui mettait deux bouteilles au lieu d'une.
- ça vous prolongera la fête ! Mais c'est du bon vin, que vous prenez, vous savez. Vous n'allez pas manger ça avec de la purée ou du riz, quand même !
- Ne vous inquiétez pas, disait-elle, complice et secrète.
Le 7 avril, c'était son anniversaire.
Le 7 avril dernier, elle avait eu quatre-vingt-onze ans.
C'est le primeur, qui s'était penché vers elle, et d'un air de confidence, lui avait demandé :
- C'est pour votre anniversaire, n'est-ce pas, que tous les ans, vous achetez une bouteille de pinard de la haute chez Robert, là-bas ?
Elle avait souri et cligné de l’œil.
- Et sans indiscrétion, madame, ça vous fait quel âge, maintenant ?
- Oh ! Mon âme se révolte ! S'était-elle exclamée.
Quelques clients et la femme du primeur se récriaient avec elle :
- Malotru !
- Goujat !
- C'est pas possible !
- Qui peut se permettre de demander son âge à une dame comme ça ?
L'homme rougissait et bégaya quelques excuses, quelques justifications. Depuis presque vingt ans qu'il avait repris la place de son père, il la servait avec empressement et délicatesse.
Aussi, le lendemain, elle attendit d'être seule face à lui, se pencha vers lui et murmura :
- 91 ans !
- Oh bon sang ! Ça vous rajeunit pas !
Elle sourit et poursuivit ses courses.
En cette fête de l'ascension, elle se mordait les lèvres. Le jour où elle avait dit son âge au primeur, elle avait commis l'épouvantable bêtise qui chavirait son destin.
91 ans ! S'était-il répété toute la journée. Il l'avait répété à sa femme, puis à sa mère, qui vivait avec eux. Puis à ses filles, puis à ses voisins, et à tous il soupirait, plein de commisération :
- Si c'est pas malheureux ! Toute seule, comme ça, à 91 ans ! Et si elle se cognait ?
Les jours qui suivirent, il les passa, avec la participation active de son entourage, et de tout le voisinage, à énumérer la multitude d'accidents domestiques et de drames qui risquaient d'arriver à tout moment à cette malheureuse pauvre vieille femme. La chaleur, un dérapage sur une pierre, une mauvaise chute, un caillot de sang, une fracture, un agresseur, une amnésie, une rupture d'anévrisme, une crise cardiaque, un étouffement en avalant une bouchée, une embolie pulmonaire, un mauvais coup, un mauvais geste, une fluxion, une glissade, une crise de sénilité. Comment se faisait-il que des gens qui payaient leurs impôts, travaillaient dignement, élevaient leurs enfants et entretenaient correctement leurs maisons pouvaient, égoïstement, renfermés sur leur bonheur mesquin, vivre à deux pas d'une malheureuse sans lui porter secours ? Il n'était plus possible de laisser cette situation courir. Une personne en danger avait besoin du soutien de toute la population. Des volontaires se réunirent pour évaluer la situation et concocter une solution. Bien sûr, il ne faudrait pas lui faire peur. Il était inutile d'effrayer cette dame – comment s'appelait-elle déjà ? On n'en savait rien -, d'ajouter à sa détresse en lui parlant trop vite de projets incertains. Les réunions des bonnes âmes avaient donc eu lieu dans la discrétion. On s'était mis d'accord pour entamer des démarches dans le respect scrupuleux de la dignité de cette dame, de ne faire que ce qui était absolument nécessaire pour son bien-être.
C'est ainsi que la veille, elle avait reçu une visite des services sociaux du département. Une rapide visite de la maison (la salle de bains n'était pas séparée par une cloison ; l'évier de la cuisine était trop haut pour une femme de cet âge) et du jardinet qui l'entourait (un escalier aux pierres déboîtées faisait craindre une chute mortelle), quelques questions posées par le médecin et l'assistant social (sa dernière visite médicale remontait à plus de six ans, elle n'avait ni enfant, ni neveu ou nièce pour la visiter), menèrent à la conclusion éminemment responsable qu'une maison de retraite était indispensable.
Souriants, charmants, presque tendres, et toujours soucieux, à chaque parole prononcée, de respecter sa dignité et son intimité, ils avaient annoncé une nouvelle visite pour le lendemain, à fin de l'emmener visiter la maison dans laquelle elle serait désormais heureuse, au Centre de gérontologie et de bien-être des aînés, dans la banlieue de la ville de La Roche Sur Yon.
Alexia Bellétoile était restée longtemps debout, à la porte de sa maison, la bouche entrouverte, les yeux perdus dans le vide.
Et puis elle était rentrée dans sa maisonnette et s'était préparé un dîner, comme d'habitude. La deuxième bouteille de vin de l'année, celle que le caviste lui avait offert le mois précédent, dormait sous l'évier. Elle l'ouvrit. Cela lui ferait du bien de boire, ce soir. Après ce bon dîner et quelques verres, elle était sortie dans on jardinet pour regarder les étoiles, assise sur la haute marche de l'escalier en pierre que les services avaient critiqué. Elle repéra la grande ourse et la petite ourse, et l'étoile de Vénus. C'était si pur.
Vénus... C'était ainsi que l'avait appelée, un soir, Babakar Mamboussoniongo, lors de leur furtive amourette. Voyons... Quelle année ? C'était en 1950. L'homme d'état africain lui avait fait envoyer un bouquet mélangé de fleurs et de diamants, dans sa loge. Elle l'avait rejoint, le soir, dans un des plus beaux hôtels de Moscou. Ils s'étaient revus en Grèce, ensuite, et puis... Plus rien. Il y avait eu le coup d'état, là-bas, et elle ne savait pas ce qu'il était devenu. Elle sourit à la nuit. Le souvenir de Babakar appelait d'autres images, d'autres visages. Elle rêva quelques temps à sa jeunesse, à son passé. La jeunesse n'est-elle pas le plus vieil été du monde ?
Soudain, elle frissonna. Le froid tombait d'un coup. Elle se releva péniblement et marcha le long de sa maison, pour apercevoir la mer. Dans les ténèbres, elle ne la reconnut au loin que par une brillance, un scintillement nocturne. Tout se confondait dans le noir.
Ce n'est que lorsqu'elle fut installée au fond de son lit, que ses larmes coulèrent, abondamment. Son souffle et sa voix formaient de petits sanglots qu'on aurait pu prendre pour des couinements d'un petit mammifère dans la nuit.
Elle pleurait de la honte qu'on lui avait fait, de la violence qu'elle ressentait. On allait la priver de tout : sa maison, ses plantes, ses promenades, ses courses, ses livres, sa si belle solitude et tout ce qu'elle aimait le plus chèrement au monde. On ne l'écouterait pas, comme on ne l'avait pas écoutée hier.
Elle allait finir sa vie dans une cage, entourée d'autres vieillards, à qui l'on donnait des médicaments en les appelant « ma vieille », « mon coco », leur parlant comme à des bébés ou à des bêtes.
Souvenir... Comme tu reviens ! Comme tu reviens quand tout s'endort. Comme tu reviens quand tout s'enfuit. Comme tu reviens, quand le malheur enfonce la porte et s'introduit comme un voleur. Souvenir d'un homme, un autre homme, le seul vraiment qui ait compté. Le seul pour qui le cœur d'Alexia vibrait encore, cinq décennies plus tard. L'homme pour qui bascula son destin. Un jour de novembre, un jour fade du mois des morts : le vent soufflait comme un fou dans les rues de la grande ville de Londres. Il soufflait tellement fort que la pluie, emportée dans ses tornades, n'arrivaient pas jusqu'au sol. Il faisait froid. Le soir, elle danserait sur la scène du Royal Opera House. L'homme l'avait appelée le matin même à son hôtel et elle avait reconnu sa voix avec chaleur. Elle lui avait donné rendez-vous ; il était venu la chercher au bas de son hôtel dans une Cadillac « Coupé de ville » grise, dans laquelle elle s'était glissée avec un délicieux frisson. Elle portait des gants blancs qu'il frôlait de temps en temps, comme s'il ne faisait pas exprès. Ce fut leur première rencontre, un délice qui n'annonçait pas les larmes qui suivirent. Mais dans la nuit, une chouette ulula trois fois. Alexia n'était pas superstitieuse, elle avait toujours méprisé tant les adeptes de l'horoscope du jour, qui ne manquaient jamais de regarder chaque matin si leur signe astrologique indiquait qu'ils rencontreraient l'amour de leur vie ou feraient face à un grand malheur avant le coucher du soleil ; elle ne croyait ni à Dieu, ni à Diable ; elle marchait sous les échelles et les échafaudages – du moins à l'époque où elle marchait encore assez pour en croiser sur son chemin -, les chats noirs ne lui faisaient pas plus peur que les chats gris ou blancs, briser du verre était un acte anodin. On ne pouvait pas dire qu'Alexia donnait dans les peurs populaires et les croyances des bonnes gens sans discernement. Elle était donc d'autant plus troublée lorsqu'un signe réel, une annonce incontestable, lui indiquait la présence d'un drame imminent. Or, cette nuit-là, alors qu'elle se remémorait sa rencontre avec l'avocat franco-espagnol José Mathurin Zamora. Le cœur déjà fragile d'Alexia Bellétoile se déchira d'un coup. Les cloches du glas emplissaient son cerveau d'une musique funèbre. Elle se releva, dans un effort suprême ; à moitié assise sur son lit, portée par un bras trop maigre, la robe de nuit blanche recroquevillée sur son corps, elle aperçut, par les fentes des persiennes, une lueur blafarde qui traversa la nuit. L'horreur l'étreignit ; ce ululement suivait l'irruption des visiteurs drapés de leur bienveillance funeste ; l'omniprésence de la sagesse animale soulignait l'accomplissement de la déréliction humaine. Bien qu'elle voulut se le cacher quelques temps, elle ne put s'empêcher de laisser remonter à sa mémoire la découverte macabre du matin même : un mulot mort à quelques pas de sa maison, près de l'escalier aux pierres déchaussées. Elle l'avait ramassé sans y prendre garde, mais maintenant que les hommes et les femmes des services sociaux étaient venus avec leur bonté menaçante et leur bonne volonté assassine, maintenant que la chouette avait sinistrement ululé trois fois, il n'était plus possible d'enfouir la réalité du danger dans les zones sourdes et brouillassées de son inconscient. Elle crut que son cœur lâchait, elle n'entendait plus sa propre respiration et dans le noir de la nuit elle ne distinguait plus les formes opaques ; un scintillement pénible aveuglait ses yeux, qui n'était pas celui du rayon de lune. La mort à tâtons se frayait un chemin jusqu'à elle.
- Tu peux venir, la mort, prononça-t-elle d'un voix que l'angoisse et l'obscurité rendaient caverneuse. Je n'ai plus peur de toi.
C'était vrai. Depuis que les gendarmes, les pompiers, le médecin et l'assistante sociale étaient venus inspecter sa maison et lui dire cette chose pénible qu'elle ne pouvait pas vivre ici, dans son antre chérie dans laquelle elle était si bien, la peur de la mort, présente tous les jours au fur et à mesure que ses membres s'ankylosaient, que son souffle se raccourcissait, que son système digestif rouillait, s'était évanouie dans la peur de la méchanceté des hommes souriants et des femmes rassurantes.
Désormais la Mort, ennemie d'hier, semblait sa seule amie. La seule qui lui pourrait permettre de vivre jusqu'au bout dans cette maison posée entre les ruelles qui menaient au bourg et les dunes qui descendaient vers la mer.
La mort ne répondit pas. Assise droite et raide sur le lit bancal à cause d'un pied cassé, Alexia l'attendit vaillamment. Les heures de la nuit s'écoulèrent ; la chouette ne ulula plus. Un moment, un bruit furtif, un renard peut-être, égaré jusqu'aux dunes comme il arrivait parfois, ou un chat errant, lui fit croire que le moment suprême était arrivé. Mais la mort était occupée ailleurs. Alexia sombra dans le sommeil sans s'en rendre compte.
L'aube trouva Alexia inconsciente, renversée au travers de son lit, la tête pendant dans le vide. La lumière pâle du jour se frayait un chemin par les rainures des volets, et dansaient sur son corps d'une grande vieillesse, si maigre qu'il ne paraissait plus irrigué. Sa bouche ouverte donnait l'impression d'un rire figé et les draps chiffonnés sculptaient une mer de soie blanche dans laquelle elle se serait noyée.
Dans la maisonnette si humble, posée à égale distance entre le parking des dunes et le bourg du Château d'Olonne, une femme très âgée ouvrait les yeux avec surprise.
- Qui suis-je ? Se demanda-t-elle, étonnée de la posture de son corps, des rêves dont elle revenait, du jour qui se levait encore. Sa propre voix lui répondit :
- Alexia Bellétoile.
- C'est vrai ? Se demanda-t-elle. Incrédule, peut-être. Pourtant, tout dans la pièce ressemblait au jour d'hier.
- Alexia Bellétoile, ancienne danseuse, précisa-t-elle.
- Ah, oui, c'est vrai.
Elle se hissa hors du lit.
La trille d'une grive résonna sur la pierre. Le soleil, hésitant, ondulait aux fenêtres. Elle ouvrit la porte, jeta un regard sur le jardin : tout bruissait tranquillement. Elle s'activa dans sa minuscule cuisine, prépara son lait chaud et ses tranches de préfou au beurre salé.
- Mmmmmmmmmmh, savoura-t-elle en avalant la première gorgée.
- Mmmmmm, répondit-elle en croquant la première bouchée.
Elle se délectait de ses instants plus que n'importe quel autre jour. Ils avaient dit qu'ils reviendraient la chercher le surlendemain au petit-déjeuner. À quelle heure viendraient-ils ? Elle ne pouvait risquer d'être emmenée ; elle partirait le soir même. Alors c'était son dernier petit-déjeuner de lait chaud et de préfou beurré.
Il n'était plus besoin de préserver sa santé, de suivre ce régime en luttant contre la gourmandise du matin, contre l'anorexie du soir : elle se laissait aller à son désir et finit tout le lait du frigidaire, tout le pain de la huche, tout le beurre de la motte.
C'était donc son dernier jour dans cette maison, où elle avait coulé trois décennies. Lorsqu'elle était arrivée, elle ressemblait encore à ce qu'elle avait été. Des gens qui l'avaient connue à vingt ans auraient pu, à travers les souvenirs, retrouver ses traits, son regard. Aujourd'hui, était-ce encore possible ? La vieillesse avait pris une telle place sur son visage que peu de chose restaient d'antan. Le regard, le sourire, la forme du nez... C'était donc son dernier jour dans la maison qui l'avait vu devenir une très vieille dame, mais où serait-elle donc le lendemain ?
Il ne fallait pas se poser cette question, puisque la réponse n'existait pas. Elle n'avait pas assez d'argent pour payer la moindre chambre d'hôtel quelque part ; d'ailleurs, la laisserait-on vaquer librement dans la ville ? La visite d'hier lui avait démontré que le monde des autres était devenu hostile. Au bourg, on l'avait dénoncé ; le voisinage, qui avait dû voir les véhicules des services sociaux se garer devant chez elle et repartir deux heures après, devait surveiller, désormais, les événements. Plus rien n'inspirait confiance ; chacun pouvait être un ennemi. Il faudrait être sur les gardes, puisqu'elle était pourchassée. Son crime ? Vivre seule à 91 ans.
Si elle ne savait pas où elle irait, elle n'en désirait pas moins laisser sa maison dans un état irréprochable. Brûler les lettres de José. Personne ne devait savoir ce que lui avait écrit l'avocat Mathurin Zamora, à l'époque où sa beauté et sa renommée lui attirait tant d'admirateurs. Personne ne devait lire ses cahiers secrets, tenus depuis si longtemps, où se consignaient ses rêves, ses douleurs, ses hontes et ses remords. Il ne faudrait pas non plus que sa bague de diamant, offerte par le prince Mourad Ibn Sahla Arzul Ibn Malik, aille renflouer les caisses de l’État. Enfin, le destin des photographies de ses parents et de sa sœur ne devaient pas dépendre du hasard. Sur la photographie noire et blanche, un visage qu'elle ne connaissait que par ce cliché lui souriait. « Ta mère absente, tu as dû grandir sans tendresse », se murmura-t-elle à elle-même ; depuis qu'elle avait dépassé l'âge que sa mère avait atteint - trente-trois ans -, elle se sentait encore plus orpheline.
La journée fut active. Elle s'occupa d'abord de son jardin, auquel elle procura ses derniers soins. Elle sema quelques graines en espérant que le vent et la terre poursuivent son travail et fasse naître le produit de ces semailles. À six heures du soir, tout était prêt : tout était impeccablement rangé, nettoyé, plié ; ses lettres et son journal flambaient dans la cheminée ; les photographies de ses parents et de sa sœur étaient enfermées dans de petits flacons fermés de façon étanche ; quand au diamant du prince, il était à nouveau à son doigt, pour la première fois depuis plusieurs décennies. Elle attendit que se consument entièrement l'histoire de son amour et de sa vie. Elle ne versait aucune larme, mais contemplait le feu qui détruisait ses souvenirs. Une mémoire se transformait en cendres, une histoire disparaissait de la surface de la terre. Elle assistait à sa propre mort, debout devant les flammes.
Lorsque le feu fut éteint, tout était fini. Il ne restait d'elle qu'une maisonnette bien rangé, un jardin soigné, quelques ustensiles de vaisselles et de beaux meubles anciens. Elle salua tout cela d'un dernier regard et, théâtralement, se frappa le poing contre la poitrine. Puis, la bague en diamant à son annulaire, la main baguée dans la poche de sa robe, la bouteille où elle avait emprisonné les photographies aimées au bout de son autre bras, elle descendit la rue déserte qui menait au parking, au parking qui surplombait la plage.
Un léger vent faisait frissonner l'air ; le soleil trônait au-dessus de l'océan. Un chat à moitié sauvage regarda Alexia Bellétoile avec méfiance, au moment où ils se croisèrent. Lorsqu'elle arriva au parking, Alexia fut subjuguée par la beauté du paysage marin ; les vagues s'écrasaient avec fracas et majesté sur les falaises et les rochers qui ne bronchaient pas. Un homme, une femme et un chien, contemplaient tous les trois l'horizon. Ils ne virent pas la vieille dame, ou ne s'intéressèrent pas à elle. Elle vint se poser au bord de la falaise. Elle offrit les flacons contenant les photographies au vide, à la mer tout en bas.
Sur le parking qui surplombait l'océan, deux voitures attendaient des gens qui n'arrivaient pas. De l'une d'elle, sortait une musique qu'elle entendait à peine. Alexia s'approcha pour mieux entendre la mélodie. En réduisant la distance, la curiosité intriguée fit place au coup au cœur. La radio de la voiture vide diffusait Aranjuez, le concerto pour guitare de Rodrigo.
Aranjuez, mon amour. C'est ta musique qui m'offrit la plus grande gloire. C'est pour ce concerto qu'elle avait créé la danse qui l'avait propulsée aux sommets ; c'est pour pouvoir continuer à le danser en dépit de l'âge qui montait qu'elle avait tordu son corps au point de le briser, de forcer les médecins à lui prescrire une retraite anticipée. Mais ce n'était pas exactement la musique sur laquelle elle dansait. Il n'y avait plus de guitare. La trompette de Miles Davis l'avait remplacée. Le vent soufflait ; la mer chahutait. Son corps de 91 ans tremblait comme une feuille et les notes de Rodrigo crispaient sa bouche en un sanglot. Des larmes coulaient le long des rides sinueuses. Alexia Bellétoile aux mains tremblantes leva sa main, regarda à son doigt la bague du prince Mourad Ibn Sahla Arzul Ibn Malik. Et ses hanches se délivrèrent de la vieillesse qui les gardait rouillées depuis si longtemps. Elle savait désormais qu'il n'y avait plus rien à perdre. Il n'y avait plus qu'à danser à nouveau, comme avant. Elle esquissa les pas de danse.
Lorsque l'homme et son fils de huit ans revinrent, leurs planches de surf sous le bras, elle ne les entendit pas. Même s'il commençait à pleuvoir, c'était le plus vieil été du monde et la danse d'Aranjuez s'imposait à son corps. Thomas silencieusement ouvrit la portière de sa voiture et monta le son de la musique. Près de lui, son fils chéri, qu'il n'avait le droit de voir qu'un weekend tous les quinze jours et qui lui demandait, à chaque retrouvaille : « maman dit que tu ne m'aimes pas, » regardait, éberlué, une dame si vieille danser face à l'océan. Le son monté à fond décupla les mouvements d'Alexia Bellétoile. Elle savait que tout au fond, assis dans le coucher du soleil, son grand amour, José Mathurin Zamora, la contemplait avec admiration. Elle dansa le long de l'adagio ; Thomas donnait la main à Maxence. Ils tremblaient tous les deux dans le froid. Ils savaient qu'ils n'oublieraient jamais cette danse du soleil. Aranjuez, mon amour, c'est toi qui m'as donné la gloire éclatante, l'amour d'un grand homme ; c'est toi qui me donnes la mort magnifique dans laquelle j'entre avec mon corps déployé. Quand la musique se termina, l'homme et le petit garçon regardèrent quelques temps la femme qui s'était recroquevillée dans un dernier accord étincelant. Elle ne se relevait pas.
Quelques minutes plus tard, Thomas debout près de la morte téléphonait à la police. Il expliquait à quel point elle était vieille, et comme elle dansait dans les rayons du soleil couchant, sur le parking de la falaise. Quand Maxence comprit que les flics allaient venir, il retourna à la voiture, remettre la musique d'Aranjuez avant qu'on l'emporte. Pour qu'elle l'entende une dernière fois.
Edith de CL
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Commentaires
Édith cela mérite une lecture, un soir d'hiver, avec du vin.
C'est très beau.
Écrit par : Henri-Pierre | lundi, 09 décembre 2013
Oh merci cher Henri-Pierre...
Écrit par : Edith | lundi, 09 décembre 2013