J-6 avant l'automne - Mathieu Granier (samedi, 07 décembre 2013)

Mathieu Granier est scénariste. Il a collaboré à VillaBar en 2007, avec le roman-photo Ginna l'empoisonneuse.

En décembre 2013, il répond à l'appel d'AlmaSoror, qui propose d'écrire un texte contenant :

oh mon âme
le plus vieil été du monde
c'était si pur
ta mère absente
coco

Le résultat s'appelle J-6 avant l'automne. (Les éléments obligatoires sont en gras dans le texte).

 

J-6 avant l'automne


 

Aurore aux doigts de rose soulevait lentement le voile de la nuit. Le rossignol finissait son chant adressé à la lune et les arbres lourds de leurs fruits penchaient leurs branches sur la terre humide. Bientôt le soleil allait paraître. Bientôt il serait l’heure aux fleurs de briller, aux bêtes d’étendre leurs corps et à l’homme de se mettre à la tâche… Une nouvelle journée, chargée d’odeurs, d’ombres et de bruissements dans ce qui fut le premier, le plus long, le plus vieil été du monde.

Dans son abri fait de mousses et de feuilles, ADAM caressait l’épaule nue de son EVE endormie. Il fixait au travers des branchages l’étoile du matin dont la lumière se faisait à chaque instant plus faible. Il ne voulait pas la quitter des yeux, il savait qu’il ne pourrait pas en retrouver l’éclat dans ce ciel palissant. Or, il avait besoin de concentrer ses pensées sur la longue journée de la veille… Et rien ne l’aidait mieux à fixer son esprit que de fixer ce point. Il avait discuté tard avec EVE de sa rencontre avec Archange Gabriel. Bien sûr, sa compagne n’était pas en mesure de réaliser tout ce qu’impliquait les propos du messager du ciel. Mais d’avoir dû lui répéter, avec des mots qu’elle pouvait comprendre, les récits grandioses, les enjeux éternels, les mises en garde mortelles de l’archange avait aidé Adam à avancer dans ses réflexions.

Adam avait connu peur et fascination face à l’ineffable. Le récit du combat que DIEU avait dû livrer contre SATAN, de Sa décision de créer la terre et la mécanique parfaite de l’univers avaient modifié pour toujours la vision qu’il porterait sur les choses. Il avait acquis la certitude que son créateur, cet être essentiellement juste et bon, avait ordonné le monde tel qu’il devait être. EVE tourna son doux visage. Un premier rayon de soleil venait de se poser sur ses paupières. Avec le jour, la couche nuptiale se colorait de toutes les teintes de vert que Dieu avait accordé à la nature. Le corps de sa compagne paraissait d’un noir presque éclatant. Le moindre de ses mouvements donnait à sa peau des nuances de cuivre, d’ébène, de limon ou d’obsidienne.

Eve ouvrit les yeux enfin et sourit. C’était un sourire de soulagement : elle avait craint que Satan vienne lui insuffler des songes durant son sommeil, comme il l’avait fait la nuit précédente. Adam lui avait pourtant expliqué que l’Archange déchu avait été surpris et chassé loin de l’Eden, mais cela n’avait pas suffi. Pour la première fois de sa vie, elle avait ressenti cet abandon au sommeil comme une perte de soi, comme si son corps ne devenait qu’un objet de pierre et de poussières… qu’il faudrait reconquérir au moment du réveil. Mais la nuit était passée et comme il fut doux et simple pour elle, d’ouvrir les yeux pour contempler l’homme qu’elle aimait. Bien sûr, six jours plus tard, après une longue errance sur la terre, l’Archange allait revenir et précipiter l’homme dans sa chute, mais ni Eve ni Adam n’en avaient conscience.

Le couple béni se regarda longuement en silence, admirant les corps parfaits l’un de l’autre, se rappelant les heures les plus intimes de leurs étreintes, partageant, dans leurs nudités pures, les mêmes désirs conjugaux, rêvant de leur future descendance… puis Eve demanda une nouvelle fois à Adam de lui parler de sa rencontre avec Gabriel… comptant sur ce récit pour chasser loin d’elle ses dernières terreurs nocturnes.

« C’était si pur, dit Adam. Il me semblait que les mots qu’il prononçait émanaient et brillaient à travers moi, comme s’il se contentait de me révéler des vérités que je connaissais de toute éternité. La nature est impropre, elle nous impose une série infinie d’énigmes qui nous sont étrangères, là où l’on n’attend que des solutions. Gabriel, lui, m’enseignait ce que j’avais toujours voulu savoir. Il me berçait, il me consolait, il savait quels mots employés afin de combler ce vide que je pressens quand j’imagine mon être perdu entre le Chaos et l’ordonnance impénétrable. Le monde brusquement était animé, j’en voyais le sens, j’en déroulais les logiques… et si chacune de ses phrases ouvrait sur un autre mystère, c’était sur un mystère qui se contemple comme une réponse. Il me parlait d’évènements, de causes et de finalités dépassant mon entendement, mais je n’avais pas peur… et Satan non plus, ne me faisait plus peur. Sa beauté glaciale, sa noblesse déchirée, son orgueil impie me rendaient presque triste. S’il faut aimer et honorer son créateur, il faut aussi respecter et estimer son ennemi, car il est dangereux de mépriser ce qui peut entraîner notre perte. »

Eve resta un temps pensive. Son époux semblait tellement apaisé… « Cela est suffisant, alors ? Un ange descendu du ciel vient à notre rencontre et nous parle, il remplit l’esprit d’images et de sens et l’on repart heureux. Pourquoi Dieu nous a-t-il fait naître avec tant d’ignorances, si c’est pour lever une partie de ces mystères insondables dès que Satan foule de ses pieds damnés cette terre bénie ? A-t-il peur que nous succombions aussi facilement à ses charmes ? Lui qui peut porter son regard au-delà de l’horizon des temps, il ne pouvait ignorer la venue de l’Archange rebelle, comme il ne peut ignorer toutes les ruses que l’ennemi va déployer contre nous… Si la connaissance doit nous prévenir de ce mal, pourquoi nous en avoir privée ? Et pourquoi nous interdire les fruits de la science, si même l’innocente ignorance ne peut nous protéger du danger ? A moins que Dieu ne soit un Dieu imparfait, non pas faillible, mais en devenir ?... Un Dieu qui grandit en même temps que Sa création ? Peut-être s’agit-il simplement d’un test de sa part. Mais quelle valeur aurait une épreuve dont il connaît déjà les résultats ? Non, Il ne nous soumet pas à un test… Il nous enseigne. Il nous a fait ignorant et pur afin que nous puissions apprendre… Et cet apprentissage nous pousse à user de ce trésor qu’il nous a confié, le don du libre arbitre, afin de nous positionner dans ce monde. »

« Adam, mon cher Adam, mon tendre époux, tu as pu parler avec l’ange. Il t’a révélé une partie de la vérité et tu en ressors grandi. Face à cette prise de conscience, tu as décidé d’endosser le rôle de celui qui garde le feu. Tu étais une créature vaquant innocemment dans les champs Elyséens, mais de paisseur tu es devenu berger. Or, moi, quel doit être mon rôle ? Comme mon époux me l’a dit, je ne suis pas exercée aux hautes sphères des idées dans lesquelles se meuvent les anges… Alors quelle position je dois prendre ?... »

Ainsi pensait Eve… Adam, de son côté, avait repris la parole. Il parlait d’organiser la table, de tresser des guirlandes de fleurs, de creuser un grand plat dans un bois d’olivier… Eve finit par comprendre : Gabriel allait lui rendre une autre visite le jour même. La première femme sentit que c’était là l’occasion de sortir d’avoir des réponses.

« Oh, mon âme, mon guide, mon soutien, ma lumière, toi à qui je dois obéissance car Dieu m’a créée pour te seconder, je sais que je suis impropre aux pensées abstruses, et loin de moi l’orgueil de me croire capable d’entendre les paroles de l’Archange, mais j’ai toutefois une requête à te faire et nul doute que Gabriel n’y verra aucune offense. J’aurais une question à lui poser, une seule… Il me suffirait d’assister au début de votre rencontre, de l’accueillir en même temps que toi… A peine aura-t-il le temps de s’asseoir que j’aurais déjà ma réponse. Et je suis sûre qu’il saura trouver les mots que j’attends pour se faire comprendre de moi. »

Adam était amusé par la requête de son épouse. « Probablement qu’il accepterait de te répondre car Dieu porte le même intérêt à toutes ses créatures, mais quelle question aurais-tu à lui poser dont je n’aurais pas la réponse ? Tu es née de ma côte, tu es mon prolongement, rien de ce que tu penses ne m’est étranger. Peut-être se peut-il que certaines de tes interrogations ne me soient pas encore venues à l’esprit. Dans ce cas-là, une juste réflexion, mon sens de l’observation ou les connaissances que m’a enseignées Gabriel devraient suffire à trouver une réponse. Si toutefois ce n’était pas le cas, je m’engage à poser la question à l’Archange de ta part… Je m’empresserai de te répéter ses mots, en y mêlant des figures qui te seraient plus accessibles. »

Eve resta silencieuse. Adam avait raison, bien sûr, mais quelque chose l’empêchait de lui confier le fond de sa pensée. Une ombre dans son esprit lui faisait pressentir que son époux n’allait pas comprendre ses questionnements, même qu’il en aurait un peu honte. D’où lui venait ce sentiment ? Il était possible que des restes du rêve de Satan étaient la cause de son trouble. A cette idée, Eve eût encore plus de réserves. Adam a une image d’elle si pure, comment allait-il réagir en découvrant qu’elle n’arrive pas à chasser définitivement les impressions issues de ce malheureux songe ? Peut-être même que ses interrogations sur sa place dans le monde étaient engendrées par cette influence nocturne… Après tout, Adam ne semblait pas souffrir des mêmes doutes. Il avait pris son parti tout naturellement, n’ayant peut-être même pas conscience que les révélations de Gabriel l’avaient changé pour toujours… alors qu’elle-même se sentait comme devait se sentir Thésée partant affronter le Minotaure, fixant la mer d’un œil humide et ignorant quel rôle il allait endosser dans l’histoire… Eve devait réussir à convaincre son époux d’accéder à sa requête. Car si elle redoutait de décevoir Adam en lui confiant ses troubles, elle savait que Dieu, les connaissait déjà. Elle aurait à peine besoin d’en parler pour que Son messager la comprenne…

« Mon doux mari, dit-elle, je ne veux pas t’importuner avec des questions vaines. Il ne s’agit de presque rien, des idées à peine formulables par mon esprit confus. Nous avons tous deux une belle journée qui nous attend. Gabriel me comprendra, par son essence divine, là où il nous faudrait des heures pour préciser ma pensée. Et puis, ma présence à tes côtés devant lui ne pourra que faire resplendir ta grandeur. Il est bon l’homme qui veut protéger sa femme, mais il est grand l’homme qui la porte à ses côtés. Tu seras mon socle, tu me tendras du bout de tes bras vers le ciel… Ne serais-tu pas heureux de voir mon visage baignée dans la lumière divine ? »

« Je serai heureux, bien sûr, répondit Adam. Et je le suis. Car la lumière divine inonde déjà ce jardin. Je la vois sur ton corps à chacun de tes gestes. Je suis déjà ton socle, ton roc, ton cap, car c’est par mon regard que tu resplendis. Mon amour te porte au-dessus de toutes les autres créations de Dieu, alors pourquoi devrais-je t’exhiber devant Lui ? Cela ne me rendrait pas plus heureux, mais plus fier. Or quelle fierté ne serait pas malvenue face au messager de celui qui a tout créé ? Et puis, il y a autre chose : certes, Dieu a fait ton esprit différemment du mien, mais il n’en reste pas moins parfait. Ce n’est pas parce que tes réflexions sont trop élevées qu’elles te paraissent obscures, puisque tu ne peux pas avoir de réflexions plus élevées que celles dont tu es capable. Tu es dans le trouble car tu as laissé ta raison prendre une mauvaise voie. Elle avance droite quand elle est guidée par une pensée sensée, mais elle se perd dans le brouillard si d’autres mouvements la guident. Ce sont de ces mouvements que tu dois te méfier, ils sont motivés par les sentiments, les émotions et les pulsions… ils détournent la raison de la justesse. »

« Mon très cher… J’entends ce que tu dis. Mais il est possible que toi, également, tu aies pris une voie qui ne soit pas guidée par le sens. Je ne remets pas en cause la pureté de tes intentions, seulement, tu as vécu des évènements qui ont profondément impressionnés ton esprit. Une nuit, c’est peu pour consommer tous les bouleversements que tu as connu. Et même si tu es capable de chasser tes pulsions loin de ta conscience, elles peuvent influencer ton jugement. Nous sommes et serons pour toute notre descendance les premiers parents, les êtres sans nombril. Dieu nous a fait de la plus noble matière, mais il ne peut pallier à l’étrangeté de notre origine. Tu es né de la terre même, sans femme qui t’ait porté, et ton créateur t’a façonné à son image. Avec ta mère absente, ton père omniprésent et moi qui suis à la fois ta sœur, puisque nous avons le même créateur, ta fille, puisque je suis issue de ton flanc, et ta femme, puisque nous partageons la même couche, reconnais que ton passif est propice à perturber ta raison. »

« Mon amour, conclue Adam, toi et Gabriel ne parlez définitivement pas la même langue. Je suis triste de réaliser que tu n’as pas compris la nature même de mes rencontres avec lui. Certes, il est possible que mon esprit ait parfois du mal à gérer certains éléments de mon passé, mais Gabriel connaît justement des voies pour m’enseigner à y voir plus clair. Il me fait prendre conscience des profondeurs de mon être et j’y trouve ce qui est le meilleur de moi. Ce sont les désirs inassouvis qui engendrent les pulsions… et ces pulsions ont pour effet de troubler la raison. En présence de Gabriel, l’effet se recule. Il sait combler ces vides et il me montre le vrai chemin. Je peux donc t’assurer en toute clarté que votre rencontre serait vaine. Si Dieu avait fait des anges femmes, les choses seraient différentes. Si par aventure un jour une ange descend sur terre, je serai très heureux de te laisser la rencontrer. Mais ange ne se décline pas au féminin. Maintenant, assez parlé. Je vais aller sculpter le plat sacré qui recevra la nourriture pour l’ange. De ton côté, prépare le foyer et rassemble à ta convenance les fruits les plus doux afin de contenter notre faim. Je les offrirai moi-même à notre hôte et nous les dégusterons en songeant à toi. En cela, tu seras d’une manière présente pendant notre rencontre. »

Adam partit se mettre à l’œuvre, le cœur léger, impatient d’être l’échanson de Gabriel, tel Ganymède aurait été celui de Zeus. Eve regardait pensive son époux creuser la branche d’olivier. Son corps noir se détachait nettement devant le ciel… Elle sentait un sentiment nouveau chez elle : la tristesse.

« Ma confiance dans mon mari est entière, songeait-elle… Cependant, jusqu’à présent, je ne l’avais jamais réalisé. Le fait de prendre conscience de ma confiance en lui n’est-il pas le signe que, pour la première fois, j’ai douté de ses paroles ? Est-ce encore le rêve de Satan qui me trouble ? Je sais que Dieu m’a faîte pour suivre mon époux, mais dans ce cas-là, pourquoi m’autorise-t-Il à avoir des désirs qui ne sont pas les mêmes que les siens ? Si je suis née pour obéir, quelle utilité il y avait à me faire don du libre arbitre ? Preuve m’est faite par ses propos que mon époux est plus grand que moi… Pourquoi Dieu m’a investi des mêmes pouvoirs sans m’investir des mêmes forces ? Ne suis-je au bout de compte qu’une épreuve infligée à mon époux ? Peut-être doit-il apprendre à m’assujettir, à me pousser vers la raison et acquiert-il en y parvenant encore plus de gloire… Si c’est le cas, chacun de mes écarts est une manière de rendre sa droiture plus éclatante en comparaison, ils donnent de la valeur à son épreuve. »

Tout en poursuivant ses réflexions, Eve arpentait l’Eden, cherchant du regard les meilleurs fruits pour Adam et Gabriel…

« C’est un malheur que Dieu me refuse les réponses qu’il accorde à mon époux… Car comment pourrais-je marcher parfaitement dans son ombre alors que mes pensées me poussent parfois à chercher d’autres chemins ? A moins qu’il s’agisse là de mon épreuve à moi : réussir à faire taire mes réflexions. Non… Cruel serait le créateur qui aurait engendré une créature dont les croyances n’auraient pas de valeurs. Dieu est parfait, il ne peut pas être cruel. Alors mon destin doit être de trouver ma place en me heurtant au silence désespérant du monde. Car vu qu’il m’est interdit d’avoir une réponse, je dois la chercher. Cependant, Adam m’a confié une tâche. Comment lui montrer, à lui et au messager de Dieu, que j’ai compris quelle serait ma place ? Comment suivre son avis tout en montrant le mien ? »

Le regard d’Eve se posa sur un grand arbre aux larges feuilles ombrageuses...

En rentrant au foyer, le plat sacré était déjà achevé. Il était posé sur la table, attendant de recevoir les fruits les plus délicats. Dans peu de temps, Adam allait devoir les ouvrir de ses mains nues pour offrir au messager du Dieu leurs chairs généreuses… Eve s’approcha du plat et y mit avec délicatesse et soumission une dizaine de noix de coco.

Ce fut la première pierre posée à l’édifice de la désobéissance.

Mathieu Granier

 

 

 

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