Le soldat inconnu (mercredi, 20 novembre 2013)
Jean Bouchenoire, notre frère égaré dans des zones mentales sans ozone, nous autorise à publier quelques extraits de son roman Baksoumat.
C'était il y a vingt ans, encore ; le jour d'une fête nationale du mois de novembre 1984 ou 1985 ; un grand soleil d'hiver éclairait la colline de Montmartre. La ville était somptueuse, les passants de bonne humeur.
Le petit groupe d'amis qui naviguaient entre l'angoisse et la nonchalance, entre la bande et la solitude, s'était retrouvé sur une place montmartroise, pour flâner sans rien accomplir, comme ils faisaient si souvent. Claire Bourdette, Charles Nattua, Karim Fangue, Tugdual Dieubarre et Douglas Jackstone s'étiraient comme des chats sur la place des Abbesses, attendant les amies qui n'arrivaient pas. C'était le 11 novembre, jour où le président de la République française, un bleuet à la boutonnière, dépose un bouquet de fleur sur la tombe disposée sous l’arc de triomphe où repose le Soldat Inconnu devant lequel un pupille de la nation française a déposé, un jour de novembre 1920, dans la chapelle ardente de la froide citadelle de Verdun, une gerbe d’œillets blancs et rouges.
Les jeunes femmes qu'on attendait arrivèrent au rendez-vous sur la place montmartroise, pavoisées de papiers collés à leurs vêtements, portant des pancartes vindicatives.
Elles annoncèrent qu’elles allaient, sous la bannière du féminisme, se recueillir sur la tombe de la femme du soldat inconnu.
- La femme du soldat inconnu ? S'étonnèrent leurs amis.
Estelle Valpré, Catherine Lemanesco, Muriel Labouje, Danièle Galiéreau et d'autres jeunes femmes dont Douglas avait depuis oublié les noms, démontrèrent à quel point la cérémonie du soldat inconnu était misogyne. La femme, qui avait porté seule la société, durant les deux guerres mondiales du XXème siècle, en 1914-18 et en 1939-45, quand les hommes étaient tous sur le front, ne méritait-elle pas un hommage ?
Douglas, Charles et Karim, placides, acquiesçaient. On remarqua trop tard la pâleur extrême qui s'était faite sur les joues de l'archange. Les babillages anodins des jeunes gens allaient reprendre, quand la foudre monta du tréfonds du corps de Tugdual.
Il hurla comme le tonnerre.
Debout face à ces femmes qu'il toisait de haine, il cracha sa révolte. Ainsi, elles osaient comparer le sort du soldat esclave, déchiqueté dans la boue des tranchées, et la femme restée dans son village ? Sans honte, elles commémoraient la femme du soldat inconnu comme si son statut avait droit à autant de commisération et d’amour que celui du Sacrifié.
- S'il faut commémorer une victime féminine inconnue, criait-t-il, érigez une statue à la femme enceinte de père inconnu. La domestique violée, la jeune cousine bousculée, la femme enceinte d’un homme qui a passé son chemin et la laissera seule élever un enfant dont il ne s'est pas soucié d'empêcher l'existence. Laissez sa misère au soldat inconnu, laissez-lui sa misère, laissez-lui sa gloire !
Les touristes japonais et américains que la place des Abbesses accueillait écoutaient, médusés, cet homme accabler des manifestantes bariolées de pancartes féministes.
- Agenouillez-vous, lâches, devant la mémoire de celle qu'on appela la fille-mère, dont l’enfant n’aura pas les mêmes chances que celui que son géniteur aura reconnu : combien d’enfants sans père ont ignoré que l’homme qui leur avait, dans un geste de mépris souverain, donné la vie, avait épousé une autre femme et remplissait ses devoirs paternels en méprisant beaucoup les femmes seules avec leurs bâtards ? Combien de chrétiens défilent pieusement à des manifestations contre l'avortement, en oubliant les coups qu'ils ont tirés chez des prostituées de treize ou quatorze ans, durant les deux années de service militaire en Afrique ? Chantez celle que les bourgeoises mariées ont moqué ou considéré avec condescendance, sans savoir que c'était leur père, leur mari, leur fils l'auteur du péché. Remémorez-vous le courage de la mère seule, l'ignominie du riche qui pistonne ses légitimes aux places de patrons et refuse les droits sociaux à ses bâtards ignorés, mais paix ! Paix ! Paix à celui qui s'est battu à votre place. Paix à celui qui tremblait de peur au milieu des obus, dans une fraternité de désespoir avec les autres mâles sacrifiés comme des bêtes, pendant que les mères, les femmes, les sœurs leur tricotaient tranquillement des chaussettes dans leurs chaumières. La femme du soldat inconnu a eu faim ? Pauvre petite ! Elle a remplacé l’homme à l’usine ? Comme c’est triste ! Et elle se plaint de ne pas avoir la même flamme allumée que celui qui rendait ses tripes dans la boue ? C’est donc cela, le féminisme, la revendication des larves à être admirées autant que les papillons ?
Murmures et grondements s'emparaient des badauds. Tugdual se tourna vers la foule et cria :
- Agenouillez-vous devant le soldat éventré, tailladé, mutilé, abandonné dans la boue !
Tugdual signait, ce jour là, sur la place des Abbesses, son arrêt de mort dans l'esprit de presque toutes ses amies. Seule Catherine - l’étrange, la sympathique Catherine Lemanesco - l’avait pris par l’épaule et lui avait murmuré des secrets. Une conversation chuchotée dont Tugdual n’avait jamais répété la teneur à Douglas. Que s'étaient-ils raconté de leurs vies respectives, jusqu'où avaient-ils marché après s'être éloignés du groupe et descendu une rue dégagée de la butte Montmartre, d'où on voyait Paris s’étendre sur la plaine ? Ils étaient descendus vers le ventre de la ville et en étaient revenus silencieux.
Estelle Valpré et Danièle Galiéreau n'avaient plus jamais adressé la parole au « monstre » ; Muriel, toute jeune, n'avait pas paru insensible aux arguments de l'archange. Elle était hésitante, ne sachant à qui donner raison.
Extrait de Baksoumat, de Jean Bouchenoire
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