Le petit presseur d’oranges (mercredi, 11 septembre 2013)

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Il était une fois un petit presseur d’oranges qui vivait dans un très lointain pays. On l’appelait le pays des nuits bleues. Oui, c’est ainsi que les étrangers et les marins, qui voyagent partout dans le monde sur les mers ou à cheval, appelaient ce pays ; car là-bas, le ciel de la nuit n’est pas noir, mais tout bleu, d’un bleu profond comme celui de l’océan.

Je ne pourrais pas vous dire comment s’appelait le petit presseur d’oranges. C’était un petit garçon, et toute la journée, de l’aube au soir, assis sur une natte tressée, il pressait des oranges. Lorsque la nuit tombait et que le ciel devenait bleu profond, son patron, un très méchant monsieur, lui lançait un gros morceau de pain sec, et lui disait :

- Couche-toi, et dors, maintenant.

Alors le petit garçon emmenait sa natte tressée au bout de la rue, près d’une poubelle, et il dévorait son morceau de pain dur avec avidité. Puis il s’enroulait en boule sur sa natte et s’endormait en rêvant.

Il faisait le même rêve toutes les nuits. C’était un rêve magique, un rêve qui le faisait sourire dans son sommeil, un rêve qui faisait frissonner ses narines et trembler sa bouche, un rêve fou, fou, fou…

Puis quand le jour chassait la nuit et que le bleu du ciel s’éclaircissait, le petit presseur d’oranges s’éveillait, et, la natte sous le bras, marchait vers le coin de la rue où déjà, son patron l’attendait. Il aimait beaucoup marcher. Il marchait deux fois par jour : le matin, pour aller travailler au coin de la rue. Et le soir, pour aller dormir à l’autre bout de la rue. A la nuit bleue tombante, il marchait le plus lentement possible, pour profiter au mieux de cette courte promenade. Mais à l’aube il lui fallait marcher vite, pour ne pas se faire gronder et traiter de paresseux par son patron.

- Tiens, petit morveux dégoûtant, lui disait celui-ci en lui lançant un gros morceau de pain sec. Mange ça, vite, et mets-toi au travail.

Alors le petit garçon se dépêchait d’avaler son morceau de pain, en mâchant du mieux qu’il pouvait, car il avait remarqué que plus on s’applique à mâcher, plus il se passe de temps avant que la faim vous tiraille à nouveau.

Puis il s’asseyait sur sa natte, et toute la journée, il pressait des oranges. Mais laissez-moi vous expliquer son métier.

Au pays des nuits bleues, les fruits poussent dans des arbres, sur le bord des routes et dans les mille vergers. Les mille vergers appartiennent au prince, et personne n’a le droit d’y aller. Si d’aventure vous vous aviseriez de pénétrer, ne serait-ce que de quelques pas, dans un des mille vergers du prince, alors les guerriers qui surveillent vous transperceraient le corps de leur sabre d’or. Ainsi, si jamais vous allez un jour au pays des nuits bleues, surtout, faites bien attention à vous tenir à l’écart des vergers et de leurs terribles gardes. Contentez-vous des fruits qui pendent au bord des mille routes et chemins de ce pays. Il n’y a qu’à tendre la main, et les fruits sont tellement murs et gorgés de jus qu’il suffit de les caresser pour qu’ils vous tombent entre les dents. C’est ce que font les sept mille habitants du pays des nuits bleues. Mais il y a beaucoup d’étrangers au pays des nuits bleues. Certains sont de passage pour quelques mois, d’autres pour quelques semaines, d’autres encore pour quelques jours. Certains viennent y faire du commerce, acheter des jolis objets pour les emmener dans leur pays, où ils les vendront dans leur boutique. Ou encore, ils viennent vendre au pays des nuits bleues des objets de leur propre pays. D’autres viennent pour se reposer et prendre des photos, car ils ont entendu dire partout, par beaucoup de gens, que le pays des nuits bleues est le plus beau pays du monde.

Et parmi tous ces étrangers, il en est un tout petit nombre qui se faufile dans la foule, dans leurs habits bizarres, et connaissent un peu la langue des habitants. Les habitants les trouvent étranges, et quand ils en voient un, ils se disent :

- Tiens, c’est un étranger !

Mais ils le laissent dormir à la belle étoile, sur le côté du chemin.

Pourtant, la plupart des étrangers peuplent les rues principales de la ville, et, comme ils ne vont pas jusqu’aux chemins sauvages, ils achètent les fruits aux marchants des rues animées.

Le patron du petit presseur d’oranges est un gros marchand qui fait beaucoup de blagues à ses clients. Voilà pourquoi les gens l’aiment bien et viennent acheter chez lui. Voilà pourquoi le petit garçon presse ses oranges toute la journée.

Très vite, il enlève la peau d’une orange, qu’il prend dans les gros cageots à côté de lui. Très vite, il presse l’orange, au-dessus d’un grand verre en verre, en la serrant très fort dans ses toutes petites mains. Puis une deuxième. Une troisième. Et enfin il tend le verre au client, qui s’éloigne sur la place en sirotant son jus tranquillement. Puis c’est au tour de la personne suivante. Puis celle d’après. Car les gens font la queue pour se payer leur petit rafraîchissement. Il fait si chaud au pays des nuits bleues ! Et les oranges sont tellement savoureuses ! C’est ainsi que le petit presseur d’oranges a pressé un nombre incalculable d’oranges, pour un nombre incalculable de clients. Des clients enfants, des clients vieillards, des familles entières ou alors des marins qui ne veulent plus boire d’alcool.

Vous comprenez pourquoi, quand vient le soir, le petit presseur d’oranges est si fatigué qu’il marche le plus lentement possible vers sa poubelle du coin de la rue, au pied de laquelle il n’a aucune peine à s’endormir. Mais vous ai-je déjà dit qu’au fond de son sommeil, il faisait le même rêve toutes les nuits ?

C’était un rêve magique, un rêve qui le faisait sourire dans son sommeil, un rêve qui faisait frissonner ses narines et trembler sa bouche, un rêve fou, fou, fou…

Mais laissez-moi vous expliquer son rêve.

Tout d’abord, il faut que vous sachiez que jamais, jamais au cours de sa vie le petit garçon n’avait mangé, ni même goûté ne serait-ce que d’une bouchée la moindre orange.

Chez sa vieille tante, il ne mangeait que soupes et quignons de pain. Et depuis qu’à la mort de sa tante, le patron l’avait récupéré pour son commerce, il ne mangeait plus que du pain.

Voilà pourquoi, dans son sommeil profond et bleu comme le ciel de minuit, le cœur du petit presseur d’orange vibrait comme les murs d’un temple où mille violons joueraient une symphonie fabuleuse : emporté par son désir le plus fou, le petit presseur d’orange rêvait, à chaque instant de la nuit, qu’il buvait, pour la première fois de sa vie, un verre de jus d’oranges.

Tout au long de la nuit,  il chevauchait ce rêve, sans trêve. Dans le bleu de la rue, si par hasard un fêtard tardif était passé par là sur le chemin de sa maison, et avait eu l’idée de regarder, au clair de la lune blanche, ce petit être qui dormait blotti contre la poubelle, il aurait vu le long filet de bave heureuse qui coulait du coin de sa bouche tandis qu’il rêvait au goût subtil du jus d’oranges.

Telle était la vie du petit presseur d’oranges, jusqu’au jour où, comment vous dire ? Je ne saurais dire s’il arriva une chose étrange au petit garçon, ou si c’est le petit garçon lui-même qui fit arriver quelque chose de très étrange.

Un jour, il se passa quelque chose au coin de la rue, alors qu’une queue abominable de clients se pressait pour se payer un verre de jus d’oranges, tandis que sur la place, le marché grouillait de monde. Un petit groupe de musicien, entre deux échoppes, jouait un air bien typique du pays des nuits bleues, et, joyeusement, les marchands criaient leurs prix et vantaient leurs objets.

Le petit presseur d’oranges, à bout de forces, leva les yeux sur les clients qui l’attendaient. Il levait rarement les yeux, car son patron prenait cela pour un signe de paresse. Voilà pourquoi celui-ci trouva inhabituel de voir son petit presseur d’oranges lever les yeux.

- Dis donc, gamin ! Presse, presse donc plus vite ! Tu ne vois pas que les gens attendent ?

Puis il se remit à blaguer, et à converser avec ses clients.

Mais quelque chose tournait plus vite que d’habitude dans la tête, ou dans le ventre, je ne sais pas, du petit garçon. Il remplissait un verre. Il venait de finir de presser la troisième orange, et comme d’habitude, s’apprêtait à le tendre au client. C’est alors qu’il s’aperçut qu’il restait de la place pour le jus d’une orange. Il décida alors qu’il allait confectionner le plus beau jus d’oranges de sa vie. Il prit la plus grosse orange qu’il trouva dans le cageot (c’était la première fois qu’il choisissait dans le tas), et la pressa de toutes ses forces au-dessus du verre. Le client, qui était un habitué, dit au patron :

- Eh, mon ami, quatre oranges c’est le même prix que trois, au moins ?

Le patron sursauta de surprise :

- Quoi !

Mais dans les yeux du petit garçon une lumière mêlée de larmes brillait, son dos se redressait, sa poitrine se gonflait, et il pressait, il pressait la quatrième orange tant qu’il pouvait. Bientôt le verre déborda.

- Mais qu’est ce qui te prend, crétin, idiot, espèce de ver de terre puant, j’m’en vais t’apprendre à travailler ! ! !

Mais le petit garçon n’entendait plus les hurlements de son patron. Il ne voyait plus la queue des clients, il n’entendait plus les cris des marchands, ni le chant des musiciens. Il hésitait, enivré par sa propre audace, mû par une sensation nouvelle d’intense bonheur. Il hésitait, et ce furent ses mains qui prirent la décision : lentement, elles levèrent le verre rempli à ras bord, à la verticale, et l’amenèrent jusqu’à ses lèvres tremblantes. Alors, le petit presseur d’oranges, qui avait pressé bien plus d’oranges qu’il serait possible d’en manger le long d’une vie humaine, enfouît sa bouche dans le verre, et, avec une lenteur étonnante, il laissa couler le jus dans sa bouche, dans sa gorge, le long de son visage, et jusque dans ses oreilles. Il avalait de grosses gorgées tout en se redressant, et quand le verre fut englouti, il était debout.

Alors il vit autour de lui les visages médusés des clients, et le terrible rictus de colère de son patron, qui n’en croyait pas ses yeux.

Mais le petit garçon se baissa pour ramasser sa natte, qu’il tint dans la même main que le verre. Et, sans une parole, il s’éloigna pour traverser la place. Il marchait sur la place, des fourmis dans les jambes, assourdi par sa propre décision. C’était la première fois depuis très, très longtemps qu’il marchait à cette heure-là de la journée. Le petit presseur d’oranges ne se retourna pas une seule fois.

C’était par une fin d’après-midi. Le ciel bleu clair s’assombrissait, et au creux de l’horizon les yeux du petit garçon voyaient le soleil se coucher dans un arc en ciel de couleurs. Marchant, il souriait à la vie, et aux mille et une oranges qu’il cueillerait au bord des routes et des chemins du pays des nuits bleues, et aux rêves qu’il ferait, couché sur les toits ou sur les branches des arbres, les yeux dans les étoiles du ciel bleu de minuit.

Edith de CL

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