Mur (vendredi, 10 mai 2013)
«Se plaindre est une honte et soupirer un crime».
Pierre Corneille
(In Horace)
Je ne vous avais pas demandé de me tirer du néant, je ne vous avais rien demandé puisque je n'étais pas. Mais vous pensiez sans doute avoir le droit de poursuivre vos errances et vos malheurs à travers d'autres que vous. Me voilà donc, en apparence assez réussie, dans le fond complètement ratée, sujet de droits et de devoirs qui me dépassent. Il suffit de jeter un regard sur l'horreur du monde pour me mettre à genoux et me répandre en actions de grâces pour toutes les chances qui pleuvent sur ma vie. Mais aujourd'hui je ne le ferai pas : je serai plus franche. Je dirai que le monde dans lequel, par ennui, par dépit ou par inconscience, vous m'avez invitée, ne me plait pas. Je ne m'y sens pas mieux que vous, et force est de constater que je m'y débrouille moins bien. Le Christ cloué à la croix des points cardinaux m'a peut-être sauvée, la vie n'en est pas moins une crucifixion dont je suis presque sûre, en dépit de certains efforts que j'ai pu faire, de tirer plus de damnation que de salut. La fête païenne m'attire, mais je n'ai pas assez de force dans les bras et dans mon coeur pour y tenir un rôle digne plus de quelques quarts d'heure. Bien vite il me faut rentrer me cacher pour panser les plaies béantes. Chaque jour apporte son cortège de mauvaises nouvelles, tortures d'enfants et d'animaux, destruction de la nature sauvage et des trésors de la culture. La course aux places est longue, ardue, il y a beaucoup de coureurs acharnés et peu de vrais gagnants. La vie simple et tranquille nécessite des capacités d'adaptation dont je n'ai pas encore fait preuve, en dépit de fréquentes tentatives. J'ai même trouvé trop dur de posséder et de conduire une voiture. L'amitié est belle, mais intermittente ; les amis sont tout aussi blessés que moi et qui sait quelle rencontre apportera une caresse ou un coup de poignard ? La famille est l'unique source du mal et la seule source de réconfort : paradoxe quelque peu lassant à vivre. Les chants des oiseaux, peut-être, bercent nos pleurs et sèchent nos chagrins de l'aurore. Mais bientôt, le bruit machinal des autoroutes les recouvre. Il faut donner sa vie, ne rien chercher pour soi, soit. J'essaie de temps en temps. J'essaie encore de temps en temps de partir sur cette belle route de rêve qu'on nous décrit dans les films, dans les chansons et dans les livres qui se vendent à des millions d'exemplaires : le mauvais conducteur se retrouve assez vite dans le fossé. Je vais sortir dans la rue tout à l'heure, et chaque présence étrangère, corps allongé à même le sol, infirme, travailleur fatigué ou lobotomisé, homme battu, femme trompée, coeur solitaire, chien volé, me criera à la figure toute l'abondance de joie, de paix et d'amour qui m'assaille. Ce qui achèvera de me miner le moral.
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Commentaires
Khalil Gibran écrivait: "Vos enfants sont la réponse de l'appel de la vie à elle-même". Ce n'est que fortuitement que le désir, la nécessité, l'habitude, le devoir ont aidé à ce que cet appel de la vie se matérialise à travers une parentèle. La bactérie ou la fleur n'a aucun désir de progéniture, mais la vie passe par elles. Il y a, me semble-t-il, un grand manque de maturité spirituelle à reprocher à ses parents d'être venus au monde, comme le fond les adolescents. Et ce manque de maturité spirituelle ne peut que générer douleur et souffrance... Le serpent édenique se mord la queue.
Écrit par : Kriscar | samedi, 11 mai 2013
Si je n'exprimais que mes sentiments généreux et matures, ce blog aurait tout au plus une dizaine de billets.
Ce n'est pas un reproche réel, juste un texte parmi des centaines de textes, exprimant plus un sentiment qui passe qu'une théorie... Certains textes de la même auteur (moi) sur AlmaSoror expriment au contraire une gratitude filiale...
Quant à l'immaturité spirituelle, n'est-elle pas la condition d'une maturation spirituelle ?
Enfin, je pense qu'il y a de vraies possibilités de reproches parfois, notamment quand :
- des parents font un enfant pour conjurer un couple qui se délite
- alors qu'ils n'ont pas les moyens psychiques ou matériels de leur donner le minimum
- quand c'est le xième enfant de la xième femme ou du xème compagnon
- quand la maltraitance ou la manipulation parentale mettent de grands freins aux enfants
- quand les parents font primer leur plaisir personnel ou bien leur idéologie fanatique sur le bien-être quotidien de leur progéniture
- quand l'enfant grandit dans le mensonge
- Quand l'enfant est fait alors qu'il a de fortes chances d'avoir une maladie grave, très entravante pour la vie
Khalil Gibran écrit beaucoup de belles phrases, très romantiques, d'un style un peu évangélique, mais sans la force évangélique, justement.
Je vous admire de connaître si bien la vie intérieure des bactéries ou des fleurs. Qui sait, après tout, ce qu'éprouvent les êtres que nous connaissons si peu ?
Mais je crois que justement, le fait que ces êtres ne prononcent pas de discours justificateurs rend leur vie moins susceptible de critiques... Les parents humains, souvent, se croient au-dessus des bactéries, on leur demande donc de réagir autrement que par un appel vital incompressible.
Merci d'avoir laissé un message sous ce poste déprimé.
Écrit par : Edith | samedi, 11 mai 2013
Mais justement tes messages déprimés appellent des réactions de controverse et je crois aussi que l'appel de la vie prime, c'est la vie qui décide, pas les parents qui sont des composantes de la société et qui souffrent tout autant d'être parents que les enfants d'être enfants ! La vie parentale est souvent un calvaire, pour les hommes, pour les femmes, quand ça se passe bien et surtout quand ça ne se passe pas bien. La prise de responsabilité, c'est l'acceptation de sa vie comme n'appartenant qu'à soi et ne venant que de soi.
Sinon effectivement le serpent se mord la queue.
Écrit par : Sébastien Ith | samedi, 11 mai 2013
Tout ce que vous dites est vrai.
Mais hier je ne comprenais vraiment pas pourquoi j'étais là.
Par ailleurs les parents eux aussi peuvent reprocher mille choses à leurs enfants, ou faire des chantages qui les maintiennent en servitude ou les forcent à briser des liens pourtant beaux.
Écrit par : Edith | samedi, 11 mai 2013
La vie nous trouve parfois perdus, esseulés, incapables justement de cette grandeur et de cette responsabilité que Sébastien et Kriskar prônent avec raison. Dans ces moments là aussi c'est bien de s'exprimer, du moment que la forme laisse comprendre que le reproche est plus artistique ou désespéré que réellement ancré dans la réalité des relations.
Écrit par : Morgan Domeneg | samedi, 11 mai 2013
On a toujours l'air c... quand on se sous-responsabilise, on a toujours l'air très méchant quand on surresponsabilise autrui, mais enfin c'est la palette émotionnelle du quotidien, qui peut parfois être inversée (se surresponsabiliser soi-même et sous-responsabiliser les autres), celle qu'on use dans la vie privée mais aussi dans la vie publique (voir les associations de victimes, les associations de minorités dont la plainte est perpétuelle versus la surresponsabilisation des patrons de PME par exemple).
Exprimer ces sentiments permet de les comprendre mieux. De les dépasser, même.
Quant à l'élévation spirituelle, effectivement, elle est rare et fragile. Et elle contient en elle-même, qui plys est, ses occasions de chute.
Écrit par : Gédéon | samedi, 11 mai 2013