La fabuleuse plume de Jacques Benoist-Méchin (lundi, 01 octobre 2012)
N'est-ce pas l'un des plus grands écrivains du XX°siècle - n'est-ce pas le plus grand styliste ?
Un extrait de son Printemps arabe, publié par Albin Michel en 1959 :
"Nous passerons donc cette dernière nuit à l' « Oriental Palace ».
Mais avant de me rendre à l'hôtel, où j'ai fait déposer mes valises, je veux profiter de cette soirée pour faire un tour en voiture et flâner un peu au bord de la mer, au-delà de Shuwaik.
Depuis mon arrivée à Damman, où je l'ai aperçu pour la première fois, le golfe Persique m'est apparu comme une des régions les plus prenantes du monde. Je l'ai revu à Dahran, à Ras-Tanura, à Mina-el-Achmadi, et chaque fois mon bonheur n'a cessé de grandir. Cette étendue de sables et d'eaux entremêlés possède un pouvoir d'envoûtement auquel il est impossible de se soustraire. Je me représentais le golfe comme un bloc d'outremer, enchâssé dans des récifs cuivrés où les vagues viendraient battre sous un soleil implacable. Il n'en est rien. La terre est si lisse qu'on n'en voit pas la fin. Elle glisse sous l'eau par une pente insensible pour renaître quelques centaines de mètres plus loin sous formes d'écharpes de moire, comme si elle ne se résignait pas à mourir.
Le paysage est d'une douceur vraiment édénique. La mer est immobile. La côte a la pâleur du verre dépoli et le ciel répand sur elle un rayonnement diffus. Ce n'est pas par hasard si l'on trouvait ici, jadis, les plus belles perles du monde. Toute la nacre du ciel, de la terre et des eaux venait se condenser au fond des coquilles. Aujourd'hui, les pêcheries ont disparu. Mais le décor n'a pas changé. Il semble toujours prêt à engendrer ces petites sphères irisées, grandies au fond d'une mer caressante et laiteuse.
Le crépuscule descend. L'auto glisse sans bruit le long de la route qui épouse la courbe de la grève. Une plage à peine inclinée, d'une couleur indéfinissable, sépare la chaussée de la mer. Au loin, les palais des princes disséminés dans la plaine allument leurs girandoles roses. On dirait des cuirassés parés pour une fête. Le chauffeur abaisse une touche de son poste de radio. Une voix s'élève comme un sanglot au milieu de toute cette douceur. C'est une chanson française retransmise par Damas.
Oh, je voudrais tant que tu te souviennes
Des jours heureux où nous étions amis
En ce temps-là, la vie était plus belle
Et le soleil plus brûlant qu'aujourd'hui...
L'auto poursuit sa course. Des formes indistinctes sont accroupies devant leurs maisons pour jouir du calme du soir. De loin en loin, des filets de pêche que l'on a mit à sécher tendent leur écran transparent, comme une offrande à la nuit.
Tu vois, je n'ai pas oublié
La chanson que tu me chantais
Oh non ! Je ne l'ai pas oubliée ! Que de fois ne l'ai-je pas entendue quand j'étais en prison ! De l'autre côté d'un mur d'enceinte qui le rendait invisible, un prisonnier la chantait à la tombée du jour et je l'écoutais, le cœur battant, à travers les barreaux de ma cellule. Ses accents nostalgiques éveillaient en moi les regrets de ma jeunesse écoulée, de visages aimés que je ne reverrais plus... Et voici que ce refrain vient me relancer jusque sur les bords du golfe Persique, au fond de ce crépuscule grandissant, pour me rappeler mes illusions enfuies et me faire monter les larmes aux yeux. Que la vie est étrange ! Qui m'eût dit qu'un jour j'entendrais s'élever au plus profond de l'Orient cet écho lointain de ma captivité !
C'est une chanson
Qui me ressemble
Toi qui m'aimais
Et je t'aimais
Et nous allions
Tous deux ensemble
Toi qui m'aimais
Moi qui t'aimais
L'un après l'autre, une couronne de feux rouges s'allume au sommet des châteaux d'eau qui dominent la ville. Leur partie haute est opaque. Mais leur base à claire-voie laisse filtrer les derniers rayons du soleil, de sorte qu'ils semblent flotter à la surface du jour.
Mais la vie sépare ceux qui s'aiment
Tout doucement, sans faire de bruit...
Tout cesse et pourtant tout continue, comme ce paysage suspendu au bord de l'évanouissement. Malgré la tristesse qui m'envahit, je veux savourer pleinement l'enchantement de cette heure. Une vieille carène de felouque dresse vers le ciel ses côtes dénudées. Nous approchons du cimetière de bateaux. Sur la plage, qui semble à présent plus lumineuse que la mer, des jeunes gens dansent en se tenant par la main. Leur ronde tourne sur elle-même, lentement, comme les étoiles. Sentent-ils la mélancolie poignante de cet instant ? Ou n'est-il triste que pour moi ? Pourquoi faut-il toujours s'en aller, s'arracher à ce qu'on aime ?
Déjà les ombres gagnent. Elles dissolvent les formes immobiles accroupies sur le seuil de leurs portes, le profil des maisons, les étraves des navires. Tout cela aussi ne sera bientôt qu'un souvenir... je dis au chauffeur de faire demi-tour.
Et la mer efface sur le sable
Les pas des amants désunis
Au loin, indifférente à l'heure qui passe, Koweit scintille de tous ses feux".
Jacques Benoist-Méchin, Un printemps arabe, fin de la troisième partie
Sur AlmaSoror nous avions déjà mentionné cet écrivain :
Epuration : l'auteur raconte sa condamnation à mort à la Libération
Trois esthètes du XX°siècle : Romain Rolland, Jacques Benoist-Méchin, Raoul Vaneigem
Le style immense et plein de pensée de Jacques Benoist-Méchin
L'invasion de l'Europe dans les années 700
Les photographies qui accompagnent ce billet sont de Mavra Nicolaïevna Novogrochneïeva
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Commentaires
Benoît-Méchin réussit à écrire l'histoire comme une épopée des anciens temps. Si comme je le pense ses écrits traverseront les siècles grâce au souffle de son écriture, tandis que les livres des autres historiens disparaîtront dans le marais de la médiocrité, les historiens de futur auront une vision très particulière de notre temps : pas du tout celle qui a court en ce moment. Conclusion : de l'importance du style.
Écrit par : sara | mardi, 02 octobre 2012
Belle remarque, intéressante. Cela fait réfléchir avant d'écrire : écris-je pour l'opinion étriquée de certains de mes contemporains ou fais-je abstraction de ces épiphénomènes pour parler au monde entier, à toutes les époques ?
Écrit par : AlmaSoror | mardi, 02 octobre 2012
Celui qui gagne la guerre a le droit d'écrire les livres d'histoire durant les cinquante ou cent années qui viennent. Mais la version de celui qui écrit la plus belle littérature éclatera comme une vérité aux yeux du monde à venir, dans très très très longtemps.
Écrit par : Kevin de Motz-Loviet | jeudi, 31 juillet 2014