La mort et les matérialistes (dimanche, 17 juillet 2011)
Nous avons peine aujourd’hui à comprendre l’intensité du rapport ancien entre les hommes et les choses.
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Le déclin des croyances religieuses, des morales idéalistes et normatives, n’aboutit pas à la découverte d’un monde plus matériel.
Philippe Ariès, dans son beau livre sur la mort, nous soutient que notre monde moderne n'est pas matérialiste.
« Nous avons peine aujourd’hui à comprendre l’intensité du rapport ancien entre les hommes et les choses. Il subsiste pourtant toujours chez le collectionneur qui nourrit pour les objets de sa collection une passion réelle, qui aime les contempler. Cette passion n’est d’ailleurs jamais tout à fait désintéressée ; même si les objets pris isolément peuvent être sans valeur, le fait de les avoir réunis en une série rare leur en a donné une. Un collectionneur est donc nécessairement un spéculateur. Or, contemplation et spéculation qui caractérisent la psychologie du collectionneur, sont aussi les traits spécifiques du protocapitaliste, tel qu’il apparaît dans la seconde moitié du Moyen Âge et de la Renaissance. Trop en deçà du capitalisme, les choses ne méritaient pas encore d’être vues, ni retenues, ni désirées. C’est pourquoi le premier Moyen Âge a été plutôt indifférent. Bien que le commerce n’ait jamais déserté l’Occident, qu’on n’ait jamais cessé d’y tenir foires et marchés, la richesse n’apparaissait pas comme la possession des choses, elle était confondue avec le pouvoir sur les hommes – comme la pauvreté avec la solitude. Ainsi le moribond de la chanson de geste ne pense-t-il pas comme celui de l’ars à son trésor, mais à son seigneur, à ses pairs, à ses hommes.
Pour s’imposer au désir du mourant, il a fallu que les biens matériels soient devenus à la fois moins rares et plus recherchés, qu’ils aient acquis une valeur d’usage et d’échange. Trop en avant dans l’évolution capitaliste, l’aptitude à la spéculation est conservée, mais le penchant à la contemplation a disparu et il n’y a plus de lien sensuel entre l’homme et ses richesses. Un bon exemple est donné par la voiture. Malgré son énorme pouvoir sur le rêve, la voiture, une fois acquise, ne nourrit plus longtemps la contemplation. L’objet du sentiment actuel n’est plus cette voiture- là, mais le modèle plus récent qui l’a déjà remplacée dans le désir. Ou encore, on aime moins cette voiture-là que la série, la marque à laquelle elle appartient et qui remporte toutes les performances. Nos civilisations industrielles ne reconnaissent plus aux choses une âme « qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ». Les choses sont devenues des moyens de produire, ou des objets à consommer, à dévorer. Ils ne constituent plus un « trésor ».
L’amour d’Harpagon pour sa cassette serait aujourd’hui un signe de sous-développement, d’arriération économique. Les biens ne sauraient plus être désignés par les mots denses du latin : substantia, facultates.
Peut-on dire d’une civilisation qui a ainsi vidé les choses qu’elle est matérialiste ? C’est le second Moyen Âge, jusqu’au début des temps modernes, qui était matérialiste ! Le déclin des croyances religieuses, des morales idéalistes et normatives, n’aboutit pas à la découverte d’un monde plus matériel. Les savants et les philosophes peuvent revendiquer la connaissance de la matière, l’homme quelconque, dans sa vie quotidienne, ne croit pas plus à la matière qu’à Dieu. L’homme du Moyen Âge croyait à la fois à la matière et à Dieu, à la vie et à la mort, à la jouissance des choses et à leur renoncement. Le tort des historiens est d’avoir essayé d’opposer des notions en les affectant à des époques différentes, alors que ces notions étaient en fait contemporaines et d’ailleurs aussi complémentaires qu’opposées ».
Philippe Ariès
L’homme devant la mort
(tome I : le temps des gisants)
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