Schubert vu par Halbreich sur une pochette de vinyle. (dimanche, 20 février 2011)

 

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Phot : Mavra Nicolaievna Vonogrochneïeva

 

Et nous continuons ! sans savoir vraiment d'où vient cette motivation qui nous pousse à recopier les textes des pochettes de disques microsillon des années 60 et 70...

 

Ecce Schubert :

 

"Les sonates de Schubert sont probablement l'ensemble d'oeuvres le moins connu et le plus injustement négligé du répertoire pianistique. Plus encore que le reste de sa production instrumentale dans les grandes formes, elles souffrent d'un discrédit né d'une méconnaissance foncière de leur signification exacte. Hypnotisées par les prodigieuses conquêtes formelles de la Sonate beethovénienne, de longues générations n'ont eu que dédain pour Schubert qui n'a pas cherché à renouveler l'architecture externe du genre. L'époque actuelle, qui semble accorder à nouveau son importance véritable aux questions de langage et de matière sonore, réunit les données favorables à une réévaluation totale de l'oeuvre schubertienne.

 

Sur le plan du cadre formel, Schubert s'en tient aux données acquises : sonate, rondo, lied, scherzo et trio, variations. Il fait se succéder, à de rarissimes exceptions près, trois ou quatre mouvements dans l'ordre traditionnel. Mais le langage qui vient s'inscrire sur ces infrastructures classiques est d'une exceptionnelle nouveauté. L'harmonie schubertienne explore jusqu'en ses ultimes limites le domaine d'une tonalité déjà singulièrement élargie, définissant les frontières de l'atonalité. D'essence à la fois audacieusement fonctionnelle, subtilement impressionniste et profondément psychologique, cette harmonie constitue à elle seule un apport capital, dont il est inconcevable qu'on ait pu le sous-estimer à ce point. Mais la nature originale du melos schubertien, le caractère essentiellement épique et contemplatif de son lyrisme, renouvellent la notion de thème et de développement. La dialectique dramatique et affective du dualisme thématique beethovenien cède la place à d'amples périodes qui trouvent leur fin en elles mêmes. Il est donc faux de prétendre que Schubert développait mal car ses critères étaient diamétralement opposés à ceux de Beethoven. Moins mouvementé, moins actif, le développement schubertien procède essentiellement par oppositions d'éclairage, de timbre et d'harmonie, exprimant autant de fluctuations subtiles de la vie intérieure. Il est extraordinaire qu'après Debussy on n'ait pas compris cela !

 

C'est pourquoi les Sonates de Schubert seront nécessairement longues et leur richesse affective précisément fonction de cette longueur. Schubert a remis en cause la notion même de temps musical. Contemplatif, éternel voyageur étranger sur cette terre, il a le temps, même l'éternité pour lui. Sa musique épouse le temps complice et adopte le rythme des éléments bien plus que celui de l'homme. Ainsi s'éclaire le panthéisme profond du musicien qui aspira toujours à la réunion de son être temporel avec les éléments telluriques dont il le sentait issu. Dépassement de la dimension temporelle humaine, essai d'identification avec celle de l'univers, tel nous semble le mobile fondamental de la longueur schubertienne.

 

SONATE EN LA MINEUR, D 784 (publication en 1839 par Diabelli, sous le numéro d'opus fantaisiste 143, avec dédicace à Mendelssohn).

 

Oeuvre isolée et énigmatique, la Sonate en la mineur, seconde de cette tonalité, est le premier fruit de la grande maturité schubertienne et se rattache, par son inspiration, à la symphonie Inachevée et au Quatuor en la mineur, op 29. Chronologiquement, elle se situe du reste à mi chemin entre ces deux grandes pages. Malgré le titre de Grande Sonate dont l'affubla Diabelli pour des raisons commerciales, c'est une oeuvre intime, concentrée, introspective, la dernière que Schubert écrira en trois mouvements.

 

L'Allegro giusto initial est aussi développé que les deux autres mouvements réunis. L'atmosphère en est épique, comme une ballade ancienne et douloureuse, tout à tour chevaleresque et nostalgique, d'une écriture pianistique quasi-orchestrale. Le bref et tout simple Andante en fa majeur, d'une ineffable magie poétique, présente une lente procession de pèlerins égrenant un cantique dans la nuit limpide et solitaire. Son mysticisme retiré est troublé passagèrement par une explosion dramatique à laquelle il sera fait fugitivement allusion au cours de la conclusion qui frappe par la beauté de ses harmonies. La reprise de l'hymne des pèlerins aura été ornée de triolets cristallins, souvenir transfiguré de l'épisode médian. Que de nostalgie ici encore !

 

L'Allegro vivace convulsif ne cherche plus à donner le change. Ses triolets initiaux sont une évocation déjà impressionniste du vent dans les feuillages, vent qui s'enfle rapidement en tempête. Au milieu de cette agitation passionnée, que souligne une grande instabilité tonale, le contraste d'un second thème à la fois suppliant et paradisiaque semble plus fort encore que dans le premier mouvement. L'orageuse et farouche conclusion, d'une puissance beethovénienne, l'emporte à tout jamais : cette oeuvre de crise, écrite à un des moments les plus douloureux de la brève existence de Schubert, s'achève ainsi en désolation sans remède.

 

SONATE EN LA MAJEUR, D 959

La dernière année de sa vie, passé le cul-de-sac de la folie guettante incarnée par le ménétrier du voyage d'hiver, Schubert devait atteindre à cette sérénité seconde qui est également celle du Mozart de 1791, à cette zone de paix surhumaine que plus rien ne saurait ébranler désormais, et où la joie résulte de la surmultiplication du désespoir, où le majeur est un mineur à la seconde puissance. De ces rivages élyséens, il n'est point de plus beau message que la grande Sonate en la majeur, seconde des trois que Schubert composa en succession rapide en septembre 1828, moins de deux mois avant sa mort. Il la prépara par des ébauches fort poussées que nous avons conservées. Il voulait dédier à Hummel cette trilogie, avec laquelle il était conscient de prendre la succession des dernières Sonates de Beethoven, mort l'année précédente, mais Diabelli la fit paraître en 1839 avec une dédicace à Robert Schumann, Hummel étant décédé dans l'intervalle. Dans ces trois chefs d'oeuvre le compositeur parvient à la parfaite synthèse de l'influence bééthovénienne et du lyrisme intime de ses propres Sonates de jeunesse. Malgré ses vastes dimensions, la Sonate en la, la plus développée de Schubert, convainc par l'harmonieuse perfection de ses proportions, qui ne laissent place à aucune longueur.

 

L'Allegro initial commence par l'affirmation, énergiquement rythmée, de la note la, éclairée par des harmonies changeantes. À la sixième mesure se dégage un trait mélodique, introduisant les triolets de croches qui domineront tout le déroulement du morceau. Un pont aux marches harmoniques extraordinaires, avec leurs âpres frottements de seconde, conduit au second thème, chant imprégné de noble sérénité. Les progressions reprennent alors sous une forme hardiment chromatique à partir de l'extrême-grave du clavier, sur quoi une reprise du second thème conclut l'exposition par une zone de calme et de contemplation. Le développement travaillera exclusivement un thème neuf, splendide, dans une atmosphère de ballade fantastique, dont la limpidité ne fait que souligner l'étrangeté. Après avoir atteint à une sorte de désincarnation dans les tessitures les plus élevées, un crescendo dynamique, en accords massifs, introduit la rentrée. Dans la coda, la vigoureuse assertion initiale se voit transfigurée en réminiscence de rêve, terminant dans la douceur cette magique évocation d'un printemps – ou mieux, d'une résurrection.

 

L'Andantino (fa dièse mineur, 3/8), d'une concision insolite, a été comparé à une barcarolle vénitienne, voire à une romance. Dans l'envoûtement lancinant de son balancement initial, nous verrions bien plutôt une « berceuse de la douleur », pour citer Brahms. Einstein a souligné la parenté de ce morceau avec le Lied Pilgerweise (Chant du Pèlerin, d'après Schober, D.789), de mai 1823 : « je suis sur la terre un pèlerin, toujours marchant de porte en porte...» Un fantastique inquiétant, hoffmanesque, s'exprime dans l'épisode du milieu, d'une étonnante liberté en son agitation. Aussi, que de résignation dans la sérénité retrouvée de la fin, qui se fond en d'ultimes ténèbres. L'espace de quelques instants, ce morceau nous a révélé l'abîme sous-jacent qui sert d'assise à cette Sonate joyeuse et printanière...

 

C'est un morceau d'essence purement viennoise que le bref Scherzo (Allegro vivace), avec ses échos de valse et son staccato capricieux. Si sa brillante écriture pianistique peut évoquer Weber, quelques brusques contrastes d'ombre n'en sont pas moins absents.

 

L'Allegretto final, d'une étendue peu commune, est bien l'apothéose de la « divine longueur » schubertienne que célébrait Schumann. Son plan formel est d'une déroutante simplicité : rondo de sonate, ou, forme-sonate avec retour du premier thème en conclusion de l'exposition et de la reprise. Deux thèmes suffisent à alimenter cette lumineuse vision d'Arcadie, cette corne d'abondance de divine simplicité, livrée à la joie de chanter et de moduler. Einstein encore nous en livre la clé : le Lied Im Frühling (Au printemps, d'après Schulze, D.882), de 1826 : « Je suis assis en paix au flanc de la colline ; le ciel est si limpide... ». Le thème enjoué du refrain semble se pencher une fois encore sur une jeunesse heureuse et révolue, et son expression tendre et paisible évoque Mozart. Au cours du second couplet il acquerra un visage dramatique, inattendu, grâce à un véritable développement thématique, puissamment tendu. À la reprise fort variée succède une grande coda sur la thème principal, d'abord hésitante, coupée de silences et de modulations subites, puis se précipitant joyeusement en une strette rapide, que vient couronner, en un coup de maître, une vigoureuse allusion aux premières mesures de la Sonate".

 

Harry Halbreich

Bruxelles, novembre 1966

 

(L'Einstein mentionné ici est Alfred, le musicologue : http://musiqueclassique.forumpro.fr/t5568-alfred-einstein-musicologue).

 

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