La musique de Nadège (vendredi, 01 octobre 2010)
Photo : Mavra Nicolaievna Vonogrochneïeva
(un billet de Nadège Steene)
Tant qu’on est pris dans la tourmente du métro, du boulot et du dodo sous somnifère, on souffre beaucoup et on rêve de liberté. Quand la liberté commence, elle ne ressemble pas à ce que l’on imaginait puisqu’elle n’est pas structurée. C’est un grand vide rempli de néant, d’absence et d’angoisses. La solitude et l’exclusion pointent leur nez. Notre propre être ne sait qui il est, ni où il va. Il devient tentant de se recréer, vite, des pics de pression, des obligations extérieures, pour fuir l’effrayant néant que nous avions appelé : la liberté.
J’ai lu avec plaisir les tentatives de Guilain Omont pour organiser son temps libre lors de l’année sabbatique qu’il s’est offert. Il a inventé le concept de chronoleftéologie, la science du temps libre. Ses réflexions sont intéressantes, parce qu’elles sont personnelles et vraies : l’on se reconnaît plus dans ses tentatives pour se lever tôt ou pour ne pas se noyer dans son ordinateur, que dans des conseils d’ordre généraux qu’on peut trouver ça et là en ligne sur la gestion du temps.
J’ai décidé de passer la vie la plus agréable possible. Bien sûr, la question de l’argent fut la première à se poser. Elle n’est pas entièrement réglée, mais en ce moment je fais partie des gens qui passent la majorité de leur temps chez eux, par choix.
Or, à être chez soi, avec pour horizon un grand océan de temps libre sans balises, on se dit que la vie rêvée n’est pas la vie de rêve, que nos forces créatrices ne se déploient pas comme prévu, et que si rien, décidément rien ne sort de nos bras, de nos doigts recroquevillés sur le clavier, de notre petite tête effrayée enfin, on comprend soudain pourquoi le monde est si bien organisé, en journées de travail et en vacances qui finissent trop vite, en moyens de transports réglés comme du papier à musique et en humanité sectionnée en cadres supérieurs, cadres, employés, ouvriers, marginaux et exclus, on comprend pourquoi les petits cerveaux se donnent rendez-vous le soir devant le petit écran de télévision pour téter à la mamelle de la pensée unique.
La vie la plus agréable possible… A quoi ressemble-t-elle ? Dans mon rêve, elle ressemblait à une vie d’aventure : aviation, planche à voile, treks, raids, raftings, safariphotos sauvages dans les forêts et les montagnes de France… En fait, il semble que ma nature ne s’emballe pas pour les détails de ces aventures. En images et en rêve, ces activités sont la rencontre magique de l’individu et du ciel, de la mer, des arbres, sans aucune contrainte extérieure. En réalité, elles sont la succession de détails et d’activités techniques qui m’ennuient au plus haut point. Je n’aime pas porter des trucs lourds, je n’aime pas brancher des choses pour recharger des machins, je n’aime pas visser un mât à une planche, je n’aime pas regarder une carte pendant trois heures, encore moins prévoir quelles chaussures il me faudra, etc. De même, mes idées sur les aventures artistiques se sont heurtées à mes tendances profondes. La musicienne que je voulais être ? J’ai tenté vaguement de l’approcher. Rien de ce que vivent les gens qu’il aurait fallu rencontrer, avec qui il aurait fallu travailler, rien de ce qu’ils disent, ne correspond à ma vision intérieure. Alors, là encore, l’écart entre le désir sans connaissance et la déception de l’expérience était trop grand pour moi.
Il a fallu renoncer à ces aventures dont l’image me plaisait – pas leur réalité. En faisant connaissance avec ses goûts profonds, on renonce à nos idées sur nous-mêmes et on approche non la vie rêvée, mais la vie de rêve. C’est apprendre à abandonner l’image du bonheur pour trouver le bonheur lui-même.
La vie la plus agréable possible ? C’est me lever, prendre une douche, petit-déjeuner et enfin me recoucher dans mon lit, éventuellement avec un café ou un thé, pour lire ou écrire.
C’est passer beaucoup de temps à faire la cuisine. Ce point culinaire, c’est une des choses que j’ai eu le plus de mal à m’avouer.
Du temps, donc, pour cuisiner le déjeuner et le dîner. Du temps, aussi, pour écouter de la musique sans rien faire d’autre ; du temps, enfin, pour marcher en rêvant.
La vie a lieu entre deux lieux (pour le moment), Paris et la baie de Somme. Entre la capitale et la mer ! Il manque un peu de nature, un havre de paix-solitude noyé dans la nature, cela viendra…
Chic, chic, chic, un quartier très chic dans la capitale, dans les rues duquel personne ne crache, ni ne jure très fort, ni ne regarde les femmes de travers. Elégant, cultivé, dynamique, et dans ce quartier un appartement intéressant et beau, aux multiples facettes, dans lequel on puisse rêver qu’on est écrivain, ou bien aristocrate, ou encore bohème. Des bars aux couleurs chaudes et aux musiques planantes, qui servent une bouffe délicieuse et des vins capitonnés.
Un piano en bois profond qui sonne et résonne bien ; des amis et des voisins qui ressemblent à de beaux personnages des bandes dessinées de Beja et Nathaël ou de Bruno Le Floc’h.
De vastes wagons de train qui m’emmènent à la mer où j’ai mon appartement et sa terrasse et à la future campagne dont je rêve. Preisner qui hante l’appartement, de longs soirs d’été. Le souvenir des années mortes : la liberté des jours à venir. Quelques nostalgies d’enfance et d’amitié, toujours remédiables par l’art, au moins par l’art. Mais vous dites que vous êtes jaloux. Que je ne mérite pas cela. Que tant de gens souffrent. Oui, ils souffrent. Ils plient sous le fardeau du travail forcé ; ils élèvent leurs enfants dans le manque et la douleur. Ils ont des rêves qu’ils ne réalisent pas. Vous me pointez du doigt : « tu as de la chance ! tu as de la chance ! » Oui… Oui, j’ai de la chance. Et pourtant, dans la marge qui nous est laissée, nous pouvons toujours tendre vers un peu plus de bonheur ou un peu plus de malheur.
Depuis que j’ai pris la barre du bateau de ma vie, le bonheur se déploie, se dilate et me baigne, de plus en plus.
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