Rémy de Gourmont à propos du célibat II (mardi, 24 novembre 2009)

 

 

WEB.juin 12.jpg
phot Sara

 

 

Après les premiers regards, les aveux plus ou moins déguisés, les légers contacts, les amants cherchent invinciblement à satisfaire le désir de mutuel plaisir qui crie en eux. Et le " terme de l'amour " est atteint. La nature n'en demande pas plus, et Don Juan non plus, qui lui obéit avec scrupule. Mais Don Juan est un peu borné. Cet homme, qui a mordu à tant de femmes, n'en a peut-être savouré aucune. Au fond, c'est un sot. Il a connu beaucoup de femmes, il n'a pas connu la femme, qui ne se donne jamais toute du premier coup. Figurez-vous un amateur de livres qui passerait en se promenant dans une bibliothèque, allongerait la main çà et là, ouvrirait, remettrait en place, continuerait son chemin en répétant toujours le même geste et qui aurait la prétention d'avoir lu, d'avoir rêvé, d'avoir médité ! C'est le Don Juan, amateur de femmes. Le Don Juanisme n'est qu'une suite de viols plus ou moins consentis. Ce n'est pas ainsi que se conduit l'amant. L'être qui lui donne du plaisir est aussi celui qui lui donne du bonheur et il sait que le bonheur ne s'épuise pas comme on vide un verre de vin. La femme qu'il a conquise, il veut en dépecer longuement l'âme et le corps, apprendre à lire dans ces yeux changeants, que le rêve clôt à demi et que la volupté agrandissait. On dirait parfois qu'elles marchent au supplice. La montée est douloureuse. Elles voient le sommet et l'atteignent rarement du premier vol. Il faut un peu d'habitude et que l'amant devine les caprices physiologiques de la chair et quels mots et quelles caresses l'âme et les nerfs attendent pour s'épanouir. Car le véritable amour n'est pas égoïste ou l'est tellement qu'il ne desserre l'étau que sur une proie broyée et ruisselante. Alors l'âme des femmes s'épanche comme une fontaine. Malheureusement le moment parfois leur semble propice pour s'égarer en confidences sur leur prochain chapeau. Ce sont les charmes de l'intimité. Niais on devine parfois aussi que ce système de bavardages n'est qu'une manière d'alibi. La femme a la pudeur de sa joie, puis elle ne trouve pas, comme l'homme, des mots pour chanter sa volupté, ou elle ne trouve pas les mêmes. " Mon chapeau sera très très joli " veut souvent dire : " Mon amour, je t'adore. " Il faut savoir cela.
 

Il arrive nécessairement, quand on est entré dans la forêt charnelle, qu'on repasse si souvent par les mêmes sentiers que les feuilles, les fleurs et les odeurs s'effacent, pâlissent, s'atténuent. On s'habitue aux épanchements, aux gestes, aux discours. Le cri que l'on prévoyait arrive toujours dans la même modulation, et un jour vient où d'un commun accord on espace les rendez-vous en attendant le jour où on les oublie. Puis, on se sourit sans étonnement et sans embarras, quand on se rencontre. C'est qu'on a déjà recommencé une autre partie au grand jeu de l'illusion. Et la vie passe. Mais je n'ai pas parlé des cas où l'un des amants s'est lassé plus tôt que l'autre. Ce sont probablement les plus fréquents. On n'est pas arrivé à obtenir le synchronisme de deux pendules. Comment pourrait-on l'exiger de deux cœurs ? Il y a là pour l'un des amants de petites ou grandes heures difficiles à passer. C'est une des rançons de l'amour. Aussi bien, on s'y attendait un peu. Les vrais amants n'aiment pas les tragédies. " Je ne sais compter que les heures aimables ", me disait une femme de beaucoup d'esprit et qui a le sens véritable de la vie.

 

Rémy de Gourmont

 

| Lien permanent | Commentaires (1) | |  Facebook |  Imprimer | | | |