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Brunehaut, la perdante

Hommage à Brunehaut,

suivi d'un fragment de L'histoire des Francs, de Grégoire de Tours

 

 

I

Brunehaut, la perdante

 

 

Brunehaut, reine d'Austrasie : l'Andromaque franque

 

Remarque

 

L'auteur de cet hommage, en l'élaborant, a senti son coeur flancher pour le jeune Mérovée, dont la destinée triste a croisé celle de Brunehaut. Mérovée est donc le récipiendaire officieux de cet hommage.

 

Deux ennemies se partagent une réputation calomnieuse

 

Brunehaut, ou Brunehilde : son nom est sans cesse apposée à celui de Frédégonde, son ennemie mortelle.

Les deux femmes du Moyen-Age sont vues comme des monstres de cruauté, dénuées de scrupules, amatrices de crime. Dans les temps qui suivirent leur existence, Brunehaut eut même encore plus mauvaise presse que Frédégonde. Ainsi, l'écrivain Christine de Pizan (1346-1430), qui vécut  sept siècles après les deux reines, préfère vanter la valeur de Frédégonde.

Pourtant, cette indulgence n'est due qu'à la victoire politique de Frédégonde. En fait, Brunehaut était  plus sensible à l'intérêt public que l'ignoble Frédégonde.

Depuis sa mort jusqu'à nos jours, des historiens se sont élevés pour réhabiliter Brunehaut mais sa mauvaise réputation demeure dans nos livres d'histoire.

 

Naissance et mariage

 

Fille du roi des Wisigoths, elle épouse en 567 le roi franc mérovingien Sigebert ; elle devient alors reine d'Austrasie et catholique. Elle a entre vingt et trente ans. L'origine royale de Brunehaut et sa posture d'épouse unique lui donnent un poids inhabituel. En effet, depuis longtemps les rois francs avaient des concubines, en nombre ; mais on ne connait à Sigebert ni maitresse ni enfants naturels.

Chilpéric, frère de Sigebert, est roi de Neustrie. Convaincu momentanément par le modèle marital de son frère, il renonce à son harem de concubines pour épouser une princesse, soeur de Brunehaut, Galeswinte. Il lui promet fidélité, mais  la trahit bientôt.  Il reprend des concubines, parmi lesquelles Frédégonde, une jeune femme du palais. Cette dernière acquiert du pouvoir. (Ici, nous demandons pardon à nos lecteurs : en effet, il nous est malheureusment impossible, pours des raisons évidentes d'espace, de recenser tous les crimes de Frédégonde : nous nous contenterons de relater ceux qui touchent Brunehaut). Frédégonde et Chilpéric étranglent Galeswinte ; Frédégonde épouse alors Chilpéric et devient reine.

Alors, les deux couples royaux deviennent ennemis.

 

Luttes féroces. Figure tragique du jeune Mérovée, héros romantique et sauveur martyr

 

Brunehaut et Sigebert veulent venger la soeur de Brunehaut. Nous passons le détail des affrontements qui se succédèrent.

Des assassins à la solde de Frédégonde éliminent Sigebert. Brunehaut et ses enfants deviennent prisonniers de Chilpéric et Frédégonde. Brunehaut parvient à confier son jeune fils Childéric à un ami, qui l'emporte en Austrasie. La succession de Sigebert est sauvée.

Brunehaut demeure aux mains de Chilpéric et Frédégonde. Elle attend d'être fixée sur son sort, la mort très certainement. Mais le fils de Chilpéric, Mérovée, est tombé amoureux de la femme de son oncle. Il rejoint Brunehaut dans sa prison et l'épouse en cachette, avec l'aide de l'évêque Pretextat. Le jeune homme et l'évêque en seront punis.

La mariée et son jeune époux-neveu cherchent un asile pour échapper à la vengeance de Chilpéric et Frédégonde. Ils se dissimulent dans une petite chapelle.

Mais Chilpéric parvient à les récupérer. Il fait tondre son fils,  le fait prêtre et l'enferme au monastère de Saint-Calais au Mans.

Pendant ce temps, Brunehaut parvient à rejoindre sa patrie, l'Austrasie. Là, elle n'a pas de grand pouvoir. En attendant que son fils Childéric soit grand, les seigneurs du royaume règnent.

Mérovée s'échappe de son monastère et parvient à rejoindre l'Austrasie. Mais les sujets de Brunehaut préfèrent voir le fils du meurtrier de leur roi Sigebert plutôt que l'époux salvateur de sa veuve ; ils le chassent.

Mérovée erre plusieurs mois. Par amour et par courage, il a perdu sa famille, sa femme, tous les pays lui sont fermés. Dans l'impossibilité qu'il est de sortir du désespoir et de la solitude, il se suicide.

 

 

Mort de Childebert

De nombreuses années plus tard, le fils de Brunehaut, Childebert, meurt empoisonné, sur l'ordre de Frédégonde. Il laisse deux fils, qui ne s'entendent pas et guerroient autour de leur héritage.

Il est difficile d'admirer la poursuite des oeuvres de Brunehaut. Si elle tente d'instaurer un gouvernement efficace et progressiste, elle n'en tombe pas moins dans le crime machiavélique – sans jamais atteindre un  niveau comparable à celui de sa belle-soeur.

 

 

Mort de Chilpéric

 

Quant à Chilpéric, il avait tué son épouse Galeswinte, accepté le meurtre de son frère Sigebert, le suicide de son fils Mérovée et le meurtre d'un autre fils par amour pour Frédégonde ; il meurt lui-même assassiné par un amant de Frédégonde, sur l'ordre de celle-ci. Mais enfin, Frédégonde meurt.

 

Un supplice inouï

 

On pourrait alors croire que Brunehaut vécut désormais en paix. Pourtant, Clotaire II, fils de Frédégonde, captura sa tante et belle-soeur (on se souvient des deux mariages de Brunehaut !). Il lui infligea un martyre de trois jours, qui continue de frapper les esprits.

Brunehaut, âgée de 79 ans, subit trois jours d'insultes, de tortures physiques. On s'attacha à lui faire le plus grand mal possible en prenant soin de ne pas la tuer, afin de faire durer le supplice. Au terme de ces trois jours, on lui inflige une humiliation publique. Portée devant le peuple sur un chameau, nue, affreusement blessée, on la promène devant toute l'armée qui la couvre de rires, de hurlements, d'insultes, de crachats. On attache enfin un bras, une jambe et la longue chevelure de la vieillarde à la queue d'un cheval fou. On lance le cheval d'un coup de fouet. Il traîne sur des chemins de pierres le vieux corps déjà épouvantablement mutilé. C'est la déchirure finale.

L'on raconte que pendant ce martyr de plus de trois jours Brunehaut ne proféra pas la moindre plainte.

 

Epilogue

 

L'histoire de Brunehaut, c'est celle d'une reine cultivée, libérale (elle laissait les Juifs et les Chrétiens fêter la Pâque ensemble, en bonne entente) ; une reine qui avait le sens du droit, de la culture, du progrès, de l'Etat, de la justice ; une reine intelligente et dotée, autant que sa posture de reine pouvait le lui permettre, d'un certain sens éthique.  

Comme Andromaque, elle  épousa le fils du meurtrier de son mari, plus jeune qu'elle, fou amoureux de sa grandeur blessée. Comme Andromaque, elle vit tous ses ennemis et alliés s'éteindre avant elle.

Elle fut déchirée par une rivale inculte, déchainée, jalouse et impitoyable, d'une grossièreté telle qu'il était impossible de la vaincre. Comment gagner un combat en suivant les règles du jeu si l'adversaire les ignore superbement ?

Cette sordide histoire de famille fut le début du déclin des Mérovingiens, dont Pépin le Bref allait provoquer la chute finale, instaurant son propre règne et la dynastie nouvelle des Carolingiens.

 

II

Fragment de Grégoire de Tours

 

Le meurtre de Pretextat par la monstrueuse Frédégonde

 

 

Tandis que Frédégonde demeurait dans la ville de Rouen, elle eut des mots amers contre le pontife Prétextat : "Le temps va venir, disait-elle, où il reverrait l'exil auquel il avait été condamné". Et lui répliqua : "Que je sois en exil ou hors d'exil, toujours j'ai été, je suis, et je serai évêque ; mais toi, tu ne jouiras pas toujours de la puissance royale. Nous sommes conduit de l'exil au royaume par la grâce de Dieu ; quant à toi, de ce royaume tu seras plongé dans l'enfer. Or, il eût été pour toi plus raisonnable de délaisser la sottise et la méchanceté pour te convertir enfin au bien et de renoncer à cette jactance dans laquelle tu bouillonnes toujours, afin de gagner la vie éternelle et de pouvoir conduire jusqu'à sa majorité le petit enfant que tu as mis au monde." Après avoir prononcé ces mots que la femme avait pris mal, il se retira de sa présence en bouillant de colère. Or, le jour de la résurrection du Seigneur étant arrivé, l'évêque se rendit de bonne heure en hâte à l'église pour accomplir les offices ecclésiastiques et selon la coutume il commença à réciter les antiennes dans leur ordre. Puis tandis que pendant le chant il s'était assis sur son banc, surgit un cruel homicide qui, ayant tiré un couteau de son baudrier, frappa sous l'aisselle l'évêque qui reposait sur le banc. Celui-ci poussa un cri pour que les clercs qui étaient présents, vinssent à son secours ; mais il ne reçut l'aide d'aucun des si nombreux assistants. Alors étendant ses mains pleines de sang sur l'autel, il prononça une prière et rendit grâce à Dieu, puis il fut transporté dans sa chambre par les mains des fidèles et couché dans son lit. Et aussitôt Frédégonde arriva avec le duc Beppolène et Ansovald ; elle dit : "Il n'eût pas fallu, pour nous ni pour le reste de ta population, ô saint évêque, que ces choses arrivassent pendant ton office. Mais plaise à Dieu qu'on dénonce celui qui a osé perpétrer une telle chose pour qu'il puisse subir les supplices dignes d'un tel crime." Mais l'évêque, sachant qu'elle proférait ces paroles hypocritement, répliqua : " Et qui donc a fait cela sinon celui qui a assassiné des rois (sous-entendu Frédégonde elle-même), qui a répandu si souvent un sang innocent, celui qui a commis dans ce royaume des méfaits divers ?". La femme répondit : "Il y a chez nous de très habiles médecins qui pourraient remédier à cette blessure. Permets qu'ils s'approchent de toi." Et lui répliqua : "Dieu a déjà donné l'ordre de me rappeler de ce monde ; mais toi qui as été reconnue comme l'inspiratrice de ces crimes, tu seras maudite dans le siècle et Dieu vengera mon sang sur ta tête." Puis quand elle se fut éloignée, le pontife, ayant mis de l'ordre dans sa maison, rendit l'âme.

 

Romachaire, évêque de la ville de Coutances, arriva pour l'ensevelir. Un grand chagrin s'empare alors de tous les habitants de Rouen et surtout des aristocrates francs de ce lieu. Un grand d'entre eux vint trouver Frédégonde et lui dit : "Tu as commis beaucoup de mauvaises actions dans ce monde ; mais jusqu'ici tu n'avais rien fait de pire que d'ordonner le meurtre d'un évêque de Dieu. Que Dieu venge donc rapidement un sang innocent, et nous aussi nous serons les instructeurs de ce forfait afin qu'il ne te soit plus loisible de te livrer plus longtemps à de telles cruautés." Comme après avoir dit ces choses il s'éloignait des regards de la reine, celle-ci envoya quelqu'un pour l'inviter à un festin. Sur son refus elle le prie, s'il ne voulait pas prendre place à son festin, de vider au moins une coupe pour ne pas quitter à jeun le palais royal. Il hésita ; puis ayant pris une coupe, il but de l'absinthe mélangée avec du vin et du miel, comme c'est la coutume des barbares ; mais cette boisson avait été empoisonnée. Aussitôt donc qu'il eut bu, il sentit à l'estomac une violente douleur qui l'oppressa, c'était comme si on lui faisait une blessure à l'intérieur ; il s'exclama donc pour dire aux siens :"Fuyez, ô malheureux, fuyez ce maléfice pour ne pas périr également avec moi." Ceux-ci ne burent pas, mais se hâtèrent de s'en aller ; quant à lui, il fut aussitôt aveuglé, puis ayant enfourché un cheval, il tomba au bout de trois stade et mourut.

 

Histoire des Francs

Grégoire de Tours

Les Belles Lettres, 2005

Page 167 et 168

 

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vendredi, 05 décembre 2008 | Lien permanent

Pavillon sans quartier

 

Mavra Nicolaïevna Novogrochneïeva, Edith de Cornulier Lucinière, pavillon sans quartier, ker bleizh, breizh, polar breton

A six heures du soir, les bateaux rentrent au port de Ker Bleizh. Les matelots déchargent des caisses de poissons, de fruits de mer, de coquillages. La sueur coule de leurs bras musclés ; les jurons coulent de leurs bouches séchées par la mer. Les gamins de Ker Bleizh flânent le long des quais pour écouter les histoires de marins.

Après l'école, Trémeur se promène dans l’agitation du port. Il aperçoit un bateau si vieux qu’il donne l’impression d’être très fatigué. C’est une brigantine en bois. Comment des gens osent-ils traverser les mers sur un si vieux bateau ? Se demande-t-il en contemplant cette bicoque.

Un vieillard apparaît sur le pont de la brigantine. Il hume l’air du port et descend la passerelle en bois pourri.

A peine a-t-il posé ses pieds sur le sol, qu'il chancelle.
- Sacrebleu, scrogneugneu ! Crie-t-il.

Il penche d’un côté, balance une jambe, s’accroche aux poteaux et aux poubelles, comme s’il y avait un tremblement de terre. Il pousse la porte du bar du Korrigan et disparaît à l’intérieur. La porte se referme en grinçant.
Le bar du « Korrigan » ? C’est le bar des filous des mers, des hors-la-loi, des assassins. A Ker-Bleizh, chacun répète : « Si vous voulez mourir, poussez la porte du Korrigan ! On vous bâillonnera, on vous dépouillera, on vous jouera au poker. On vous emportera en mer pour vous manger le jour d’anniversaire du capitaine des pirates ».

Marins et badauds ont déserté le port. La vieille brigantine se balance doucement sur l’eau, comme pour s’endormir. Dans le froid du soir, Trémeur rêve à toutes les mers qu'elle a dû connaître. Un ciel noir se couche lentement sur Ker-Bleizh. La grand-rue s’est parée de lumières pour la nuit. À la maison, le ki-ha-farz doit refroidir ! Après un dernier regard sur le vieux bateau et le maudit bar, Trémeur s’engouffre dans la grand-rue éclairée, emprunte le passage du Loup Sauvage, ruelle sombre qui mène à sa chaumière.

Au moment de pousser la porte, il reçoit un choc et se retrouve par terre, recouvert d’une énorme couverture de laine.

- Au secours ! Crie-t-il.

Deux énormes mains l’empoignent à travers la couverture.

- Tais-toi, le mioche, menace une voix grave et caverneuse. Plus un geste, plus une plainte ou je t’assomme.

Enfermé dans la couverture, Trémeur est ballotté dans les bras de l'inconnu. Il entend le bruit du port, il comprend que l’homme ouvre une porte, entre dans un lieu bruyant, fait quelques pas au milieu de cris et d'éclats de rire. Il est déposé comme un vulgaire sac sur le plancher. Le chaos se dissipe, un silence emplit le lieu. Une main arrache la couverture qui le recouvre.

Autour de lui, attablés devant des bouteilles et des cartes de poker, trente hommes le regardent. La plupart ont un œil de verre ou une jambe de bois. Leurs visages sont tatoués. Des anneaux pendent de leur nez, de leurs oreilles, de leurs sourcils. Beaucoup portent des barbes si longues qu’elles descendent aussi bas que leurs chaussures.

Trémeur est dans l’antre du Korrigan !

Dans ses oreilles, résonnent les paroles des gens de Ker Bleizh : « Si vous voulez mourir, poussez la porte du Korrigan ! On vous bâillonnera, on vous dépouillera, on vous jouera au poker. On vous emportera en mer pour vous manger le jour d’anniversaire du capitaine des pirates. »

Debout, au fond de la salle, le vieillard de la brigantine le contemple fixement. Comme lorsqu’il marchait sur le quai, il chancelle. Le silence se fait dans la taverne. Trémeur et le vieillard demeurent les yeux dans les yeux pendant quelques secondes.

Le vieillard fait quelques pas. Aussitôt, les chaises grincent, les hommes, armés de sabres, s'écartent pour laisser passer le Capitaine des pirates.

Il vient se poster devant Trémeur, en tanguant toujours comme s'il était un drapeau qui flotte au vent.

- Hhhhhhhhaaaaaaah ! Sale petit voyou ! Tu braves mon regard ! Pour qui te prends-tu, moussaillon ? Morveux des morveux ! Oiseau riquiqui ! Gazelle de Ker Bleizh ! Moi qui ai tant navigué que je ne peux plus marcher droit sur le plancher des vaches, tellement j’ai le mal de terre ! Ah ! Ah ! Ah ! Mes amis, je veux trinquer avec ce marin de flaque d’eau ! Apportez donc une bouteille de breuvage de l'Olonnois, pavillon sans quartier. Quiconque peut me regarder dans les yeux plus d’une seconde peut s’enfiler une bouteille sans mourir, non ? ! Ah ! Ah ! Qu’en penses-tu, souriceau sans moustache ?

Trémeur se recroqueville, terrifié. On apporte une bouteille au Capitaine. Sur l'étiquette rouge, c'est écrit : Breuvage de l'Olonnois, pavillon sans quartier. Le vieux en emplit un verre, manquant de renverser le contenu tellement il tangue.

- Bois ça, insecte minuscule. C'est une mort moins cruelle qu'un coup de poignard d'un de mes hommes.

Et lui-même, porte la bouteille à sa bouche et la vide d'un trait. Ses hommes lui donnent immédiatement une autre bouteille, qu’il sabre avec ses dents. Pendant qu’il engloutit cette seconde bouteille, Trémeur porte le verre à ses lèvres, le plus lentement possible.

Toute la racaille le scrute sans relâche. Trémeur devine que derrière leurs fronts noirs de crasse et leurs œils de verre, les hommes font des paris silencieux. Il boit une gorgée.
Aussitôt, il est projeté contre le mur. La salle entière éclate de rire. Les hommes se tiennent les côtes et se renversent en arrière tellement ils rient.

Trémeur s’enfile une seconde gorgée de cette boisson catapultante. Il sautille sur place sans faire exprès. A la troisième gorgée, sa gorge croit exploser. A la quatrième gorgée, sa tête brûle... Quand il a tout bu, Trémeur lâche le verre et s’effondre sur un banc.
Le verre se brise, les débris roulent sur le plancher rongé par les mites. Plus personne ne sourit. L'atmosphère a changé. Trémeur a accompli un terrible exploit. Désormais, il lit la crainte dans les yeux des trente hommes médusés.

Le Capitaine tangue. Sa longue barbe tremble.

- Mon garçon… Articule-t-il d’une voix. À part moi… Tu es le seul à avoir bu de ce Breuvage de l'Olonnois, pavillon sans quartier, sans en mourir sur le champ dans d’immenses douleurs… Mais, ne t’inquiète pas, Trésor des mers… Je ne t’aurais pas laissé souffrir, je t’aurais achevé de mon poignard. Dans la profession, on ne laisse souffrir ni les gosses ni les bêtes… Tu t'appelle Trémeur, n’est-ce pas ?

Trémeur acquiesce.
- Dis-moi, dis-moi donc tout… Ta mère Glavenn… La belle Glavenn… Elle va bien ?

-O… Oui, Monsieur, répondit Trémeur.
- Je voudrais que tu saches… Murmure le chef des pirates, si bas que Trémeur l'entend à peine. Au fond de moi… Je ne t’ai jamais abandonné !

Trémeur perd la tête. Qui est ce vieillard terrifiant qui, sans le connaître, l’appelle par son nom… Ce cruel filou des mers, ce capitaine des pirates à la barbe géante… Cet homme au visage ravagé par les batailles et par le breuvage maléfique ?

Tout à coup, le vieux se tourne vers ses hommes :

- Sortez tous ! Rugit-il d’une voix plus effrayante que jamais. Tous au bateau ! Qu’on me laisse seul avec mon fils !

Frémissant de terreur, les hommes s’empressent d’obéir. En moins d’une minute, le Korrigan est déserté.

Trémeur et le vieillard restent l’un en face de l’autre.

- Trémeur, tu comprendras plus tard ce qui s’est passé entre la belle Glavenn et moi, lorsque blessé, j’ai dû passer quelques mois ici, à Ker Bleizh, il y a huit ans. Mais écoute-moi bien, moussaillon. J’ai cent huit ans. Je deviens fatigué. Dans quelques années, je mourrai. Voilà pourquoi je suis venu te trouver.

Les larmes jaillissent des yeux de Trémeur.
Le vieux s’éclaircit la voix et reprend :

- Quand je serai mort, mes hommes reviendront à Ker Bleizh dans la même brigantine de bois. Tu seras adolescent. Mon second te montreras un coffre, dans lequel tu trouveras mon trésor. Il te demandera ce que tu comptes faire. Si tu veux parcourir les mers, tu prendras le commandement du bateau et de mes trente hommes, qui te considèrent déjà comme leur chef. Mais si tu respectes les lois des pays et que tu méprises la piraterie, tu rentreras chez toi sans ton héritage. Je te fais confiance pour faire le bon choix. Moi-même, je ne saurais que te conseiller.

Ayant prononcé ces paroles, le vieux attire l’enfant à lui. Trémeur passe ses bras autour du Capitaine des pirates. Ils s’étreignent un long moment. Puis le vieux se retire. Il titube jusqu’à la porte du bar, disparaît sans se retourner.

Trémeur demeure seul dans l’antre du Korrigan. Les poings crispés, le visage baigné de larmes, il halète sans bouger. Dans son cœur, une mystérieuse blessure se referme au son lointain des cris de mouettes.

Quand Trémeur sort du bar, la nuit avale les dernières lueurs du soir. Les lumières de la brigantine s’éloignent sur la mer. Debout sur le pont, une silhouette bien droite pointe vers lui quelque chose qui doit être une longue-vue. En mer, son père ne tangue plus. Trémeur lève les bras et fait de grands signes d’adieu. Le vieillard lui répond. Ils se font des signes jusqu’à ce que la distance et la nuit les rendent invisibles l’un à l’autre.

Alors, dans la fraîcheur de cette nuit sans étoile, Trémeur prononce :

- Adieu papa.

Puis il rentre chez lui.

 

EdithdeCL il y a longtemps (2004 ?) - Photos de Mavra VN

Mavra Nicolaïevna Novogrochneïeva, Edith de Cornulier Lucinière, pavillon sans quartier, ker bleizh, breizh, polar breton

 

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mardi, 19 février 2013 | Lien permanent

La rencontre du car

(J'ai changé les noms des lieux et du petit jeune homme)

Enfin le car Sovétours s'approche. Je retire ma chapka, je m'avance vers lui et salue le chauffeur. Un premier regard vers l'intérieur du car me rappelle à quel point je suis vieille. J'avance vers mes trente-sept ans, ici tout le monde a moins de quinze ans.

Les enfants ne m'envoient pas un regard, et j'avance vers le fond du car, espérant trouver une place où je ne me sente pas de trop.

Un petit garçon me regarde. Son sac est posé à côté de lui. Sans cesser de me regarder dans les yeux, il soulève ses affaires et les met entre ses jambes, pour me libérer la place.

Je m'approche et lui dit : « merci monsieur », puis je m'assois.

Le car démarre dans la nuit pluvieuse.

Près de moi, l'enfant bâille. Il est très maigre. Son visage allongé émerge d'un sweatshirt trop large. Je baisse les yeux : de petites jambes sont noyées dans un large jean. Ses petites mains croisées sur ses affaires dévoilent des doigts maigres, de jolis ongles délicats. Il porte les cheveux très courts, bruns clairs.

Et soudain il se tourne vers moi et me regarde. J'ose un sourire qui me paraît inachevé.

- Où descendez-vous ? Me demande-t-il.

- Saint-Antoine des Lignoses.

- Moi aussi, je descends au même endroit, dit-il.

- Ah ! Vous prenez ce car tous les jours ?

- Oui.

- Je vous suivrai alors, car dans la nuit je ne suis pas sûre de reconnaître.

Un silence se fait entre nous, puis il m'affirme :

- Je suis un enfant.

- Vous avez quel âge ?

À ce moment, je me demande si mon vouvoiement le perturbe.

- Onze ans, dit-il. Comment vous vous appelez ?

- Edith. Et vous ?

- Danny.

Il bâille à nouveau, regarde par la vitre. On ne voit que la route sombre et la pluie qui ne s'arrête pas. C'est novembre et c'est triste. J'observe discrètement sa maigreur et n'ose pas imaginer une maladie.

- Vous venez de loin ?

- De Paris.

- Oh la la ! Paris c'est encore plus loin que le pays basque.

- Vous voulez dire en train ou en voiture ? (Je tente de calculer les chemins possibles).

- Même en avion ! En avion, pour le pays basque, c'est fuuuiiit! (Il fait le geste d'un avion qui fend l'air).

Nous parlons alors du pays basque, qui est absolument super. Il y a à la fois la montagne et la mer. Moi, j'y suis allée plusieurs fois, à Hossegor et à Biarritz. Lui, il y va à toutes les vacances car il a de la famille là-bas. Il y est allé en octobre, il y est allé cet été, il y va aussi à Pâques.

Et puis il me demande :

- Vous chaussez du combien ?

- Pardon ?

- C'est quoi votre pointure ?

- 39.

- Moi 40.

- 40 ! A onze ans ! Vous avez de grands pieds.

Il sourit et ne répond pas. Je ne lui dis pas que je ne le crois pas du tout. Il est déjà petit pour ses onze ans. Un silence commence à s'installer.

- pfff, je suis fatigué. Je suis crevé, dit il.

- Ça ne m'étonne pas. Il est tard. La journée a été longue ?

- Je vais dîner jusqu'à 20h50, ensuite je me coucherai.

Il dit que quelque fois il est tellement fatigué qu'il part se coucher avant d'avoir fini de manger. Je lui dis que je comprends cette tentation, mais que c'est tout de même bien de se mettre des choses dans le ventre. Et j'apprends son mode de vie : sont père ou sa mère l’amène en voiture à l'arrêt de car à 7h05 le matin. Il a trente-cinq minutes de car jusqu'à la ville du Roc sur Yelle, puis il change de car à la gare routière et roule à nouveau trente-cinq minutes jusqu'à Saint-Florian Lès Forez, où se trouve son école, dont il me dit le nom. Le soir, même heure et demie de trajet. Il arrive à 19h15 chez lui. C'est normal qu'il soit épuisé. Et puis :

- ça se passe mal dans cette école. Déjà dans mon école d'avant ça se passait mal, et dans celle d'avant aussi. Mais là, ça se passe vraiment très mal.

Tellement mal que, souvent, un monsieur de l'école appelle son papa et que celui-ci engueule son fils.

- J'en ai marre. J'en ai vraiment marre de la vie. C'est soulant la vie. Ça me crève la vie.

- Je comprends. Je n'en pouvais plus moi non plus de l'école et tout ça.

Même si mon école était à cinq minutes à pied et que ma mère me défendait quand les profs se plaignaient de moi.

- En plus c'est ma sœur qui fait presque toutes les conneries et c'est moi qui me fait engueuler. C'est soulant la vie. Ça me crève.

Mon téléphone vibre. Je regarde. C'est ma mère qui m'écrit qu'elle m'attendra à l'arrêt de car. Voyant son air curieux, j'explique la chose à mon petit voisin.

- Elle a quel âge, votre mère ?

- 64 ans.

- Mon père a 62 ou 69, je ne sais plus. Ma mère 36, je crois.

Je lui pose des questions sur sa sœur. Il me demande si j'ai des enfants : non. Vous avez un mari, quand même ? Même pas ! Il rit mais demande plein de sollicitude : mais alors vous êtes tout le temps toute seule ? Je lui réponds que non, je m'arrange assez bien pour ne pas être toute seule.

C'est vers ce moment qu'il passe au tutoiement. Je l'imite, je vois qu'il en prend note mais ne commente pas.

- Tu écoutes quoi, comme musique ?

Je lui parle des chansons à texte, de la musique électronique et aussi des musiques baroque et médiévale. Il m'écoute et plonge sur mes paroles son regard empli d'intelligence.

- Et toi ?

Il me parle de stars dont j'entends le nom pour la première fois, me dit qu'il font des concerts mais qu'il ne peut pas y aller. Il écoute beaucoup de musique chez lui.

- Je ne vais pas continuer à te dire ce que j'écoute, après je vais encore être insolent.

 - Je ne te trouve pas insolent. Depuis que nous parlons, je te trouve chaleureux, sympathique, intelligent et intéressant.

Il sourit, puis dit, incrédule : « Non ! »

- Si.

Il me sourit.

Nous discutons du nombre de ponts sous lesquels nous passons. Comme je me trompe, il me dit : « t'es conne ! ». Je reste interloquée, mais il répète, en riant, comme une bonne blague : « t'es la conne du bourg ! »

Nous sommes encore loin de ce bourg vers lequel nous roulons et où je n'ai jamais vécu.

- Ne me parle pas comme ça Danny. Nous nous entendons bien, nous avons eu de bonnes conversations alors ne me parle pas comme ça.

Il ricane puis soupire puissamment.

- Ça fait du bien de parler. Ça fait du bien de parler. Ça faisait longtemps que je n'avais pas parlé comme ça. La vie ça me crève, mais ça fait du bien de parler. Merci, ça fait vraiment du bien.

- Oui, dis-je, je suis d'accord avec toi. Ça fait du bien de parler. En plus, avec toi, on parle tout de suite des choses profondes, on se dit tout de suite des choses importantes.

Il sourit et me regarde de son doux regard brun.

Nous restons encore en silence. Mon cœur tangue et le sien semble fatigué. Et puis il me raconte :

- Avant j'avais quatre amoureuses. Une m'a plaqué, l'autre m'a plaqué, la troisième m'a plaqué. Il ne m'en reste plus qu'une.

Je m’enquière de son nom. Elle s'appelle Manon. Danny explique que quand il sera grand, il partira en Bugatti, sans dire au revoir à son père ni même à sa mère ni même à sa sœur. Ça le crève, cette vie, alors il partira en Bugatti et roulera très loin, très loin, jusqu'à New York.

Je lui dit : « une vie sur les routes ». Il me sourit, et acquiesce.

Il s'endort presque maintenant. J'hésite, je n'ose, puis pose un doigt sur sa joue : « ne t'endors pas, on arrive bientôt ! » Il sourit : « Je suis crevé, oh la la ». Et se redresse.

Une suite de hangars, le dernier pont, les entrecroisement de routes : nous sommes arrivés. Nous nous levons et tentons de descendre à l'arrière du car, près de nos places, mais le chauffeur à déjà refermé les portes et ne veut plus les ouvrir. Nous courrons vers l'avant du car et descendons. Je suis étonnée que le chauffeur, qui s'était montré gentil avec moi lors de ma montée, n'ait pas attendu que l'enfant maigre qu'il voit chaque jour descende tranquillement.

Dehors, ma mère debout devant le car, et plus loin, une voiture aux phares allumés qui nous éblouissent.

- Voici mon compagnon de voyage, dis-je à ma mère en montrant Danny. Voici ma mère, dis-je à Danny.

Ma mère tend une main, que Danny serre élégamment.

- Merci de ta compagnie et de ces conversations. Bon, eh bien, que te souhaiter ? Bonne vie ! Dis-je à Danny, ne sachant que dire.

- Je vous souhaite beaucoup de bonheur à toutes les deux, répond Danny en nous souriant, puis il s'éloigne vers la voiture qui attend.

C'est une grosse machine dont il ouvre la porte et qui semble l'avaler dans la nuit. Elle gronde et s’éloigne rapidement tandis que sous les dernières gouttes de pluie, ma mère et moi traversons le bourg désert évanoui dans la nuit.

Dans la maison grand-paternelle, je dîne d'un ragoût de pommes de terre et de carottes au coin du feu, puis je vais téléphoner sous la dernière marche de l'escalier, dans les ténèbres. J'évoque la rencontre avec Danny.

Le soir, je retrouve mon bel ordinateur et ne peux m'empêcher de taper sur google le nom de l'école de Danny, qui se trouve si loin de son habitation. Je découvre un institut médico-éducatif qui accueille 185 enfants de 6 à 20 ans présentant une déficience intellectuelle légère avec ou sans troubles associés.

Et je sens que monte en moi une grosse vague de sanglots.

 

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mardi, 04 novembre 2014 | Lien permanent

Autour du testament d'un riche prince russe à l'article de la mort

Voilà un extrait de la Guerre et la paix de Tostoï, dans l'élégante et fluide traduction qu'en donna Elizabeth Guertik.

Les passages en italiques sont en français dans le texte original russe.

 

Cependant le prince Vassili ouvrait la porte de la chambre de la princesse.

La pénombre y régnait ; seules deux veilleuses brûlaient devant les icônes, et cela sentait bon l'encens et les fleurs. Toute la pièce était encombrée de petits meubles, chiffonniers, petites armoires, guéridons. Derrière un paravent, on apercevait le couvre-pied blanc d'un haut lit de plumes. Un petit chien aboya.

« Ah ! C'est vous, mon cousin ? »

La princesse se leva et arrangea ses cheveux qu'elle avait toujours, et même maintenant, si extraordinairement lisses qu'on eût dit qu'ils étaient laqués et ne formaient qu'un tout avec sa tête.

« Est-il arrivé quelque chose ? demanda-t-elle. Vous m'avez fait peur.

- Rien, c'est toujours pareil ; je viens seulement, Catiche, te parler affaires, dit le prince en se laissant tomber d'un air las dans le fauteuil qu'elle venait de quitter. Comme il fait chaud chez toi. Allons, assieds-toi, causons.

- Je me demandais s'il n'était pas arrivé quelque chose, dit la princesse et, avec son immuable expression d'une sévérité de pierre, elle s'assit en face du prince, s'apprêtant à écouter. Je voulais dormir, mon cousin, mais je ne peux pas.

- Eh bien, ma chère ? dit le prince Vassili prenant la main de la princesse, et selon son habitude, la tirant vers le bas.

On voyait que cet « eh bien » se référait à beaucoup de choses que sans les nommer ils comprenaient tous deux.

La princesse, avec son buste sec et droit d'une longueur hors de proportion avec ses jambes, regardait le prince en face et d'un air impassible de ses yeux gris saillants. Elle hocha la tête et jeta en soupirant un regard vers les icônes. On pouvait interpréter son geste aussi bien comme une expression de chagrin et de dévouement que comme celle de lassitude et d'espoir d'un repos proche. Le prince Vassili l'interpréta comme une marque de fatigue.

« Et moi, dit-il, crois-tu que ce soit moins pénible pour moi ? Je suis éreinté comme un cheval de poste ; et pourtant j'ai besoin de te parler, Catiche, et très sérieusement. »

Le prince Vassili se tut et ses joues furent prises de tiraillements, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, donnant à son visage une expression désagréable qu'on ne lui voyait jamais dans les salons. Ses yeux n'étaient pas non plus les mêmes : tantôt ils reflétaient une indolence enjouée, tantôt ils erraient tout autour, effrayés.

La princesse, qui de ses maigres mains sèches retenait le petit chien sur les genoux, regardait attentivement le prince Vassili dans les yeux ; mais on voyait qu'elle ne romprait pas le silence par une question, dût-elle se taire jusqu'au lendemain.

« Voyez-vous, chère princesse et cousine Catherine Semionovna, poursuivit le prince Vassili, se décidant non sans une visible lutte intérieure à reprendre son discours, en des moments comme ceux-ci il faut penser à tout. Il faut penser à l'avenir, à vous... Je vous aime toutes comme mes propres enfants, tu le sais... »

La princesse le considérait toujours du même regard terne et fixe.

« Enfin, je dois penser aussi à ma famille, continua le prince Vassili en repoussant avec nervosité le guéridon et sans la regarder ; tu sais, Catiche, que vous trois, les sœurs Mamontov, et puis ma femme, vous êtes les seules héritières directes du comte. Je sais, je sais combien il t'est pénible de penser à ces choses-là et d'en parler. Cela ne m'est pas moins pénible ; mais, mon amie, j'ai bientôt soixante-ans, il faut être prêt à tout. Sais-tu que j'ai envoyé chercher Pierre ? C'est le comte qui l'a réclamé en montrant nettement son portrait. »

Le prince Vassili regarda la princesse d'un air interrogateur mais ne put discerner si elle réfléchissait à ce qu'il venait de lui dire ou si tout simplement elle le regardait...

« Il n'y a qu'une chose que je ne cesse de demander à Dieu, mon cousin, répondit-elle, qu'il ait pitié de lui, et laisse sa belle âme quitter en paix cette...

- Oui, c'est juste, poursuivit avec impatience le prince Vassili en frottant son crâne chauve et en attirant de nouveau à lui avec humeur le guéridon qu'il venait de repousser ; mais enfin... enfin, le fait est, tu le sais, que l'hiver dernier le comte a fait un testament par lequel, par-dessus la tête de tous ses héritiers directs et de la nôtre, il laisse toute sa fortune à Pierre.

- En a-t-il fait des testaments ! dit calmement la princesse, mais il n'a pu instituer Pierre son héritier. Pierre est un enfant naturel.

- Ma chère, dit soudain le prince Vassili qui, tout en s'animant et en parlant plus vite, serrait le guéridon contre lui, et si une lettre a été écrite à l'empereur où le comte demande à reconnaître Pierre ? Tu comprends, étant donné les services rendus, il sera fait droit à cette demande... »

La princesse sourit comme sourient ceux qui croient en savoir plus long que leurs interlocuteurs.

« Je t'en dirai davantage, reprit le prince Vassili en lui saisissant la main, la lettre a bel et bien été écrite, quoiqu'elle ne soit pas partie, et l'empereur l'a su. Il s'agit seulement de savoir si elle a été ou non détruite. Si elle ne l'a pas été, dès que TOUT SERA FINI – le prince Vassili soupira pour faire comprendre ce qu'il entendait par ses mots – et qu'on aura décacheté les papiers du comte, le testament et la lettre seront transmis à l'empereur et il sera certainement fait droit à sa requête. Pierre, en qualité de fils légitime, recevra tout.

- Et notre part ? demanda la princesse en souriant ironiquement, comme si tout pouvait arriver, sauf cela.

- Mais, ma pauvre Catiche, c'est clair comme le jour. Il est alors le seul héritier légal et vous ne recevrez pas ça. Tu dois découvrir, ma chère, si le testament et la lettre ont été écrits et s'ils ont été détruits. Et si pour une raison quelconque on les a oubliés, il faut que tu apprennes où ils sont et que tu les trouves, car...

- Il ne manquait plus que cela ! interrompit la princesse avec un sourire sardonique et sans que l'expression de ses yeux changeât. Je suis une femme ; selon vous, nous sommes toutes des sottes ; mais je suis assez au courant pour savoir qu'un fils naturel ne peut hériter... Un bâtard, ajouta-t-elle, croyant par cette traduction démontrer définitivement au prince l'inanité de ses assertions.

- Comment ne comprends-tu pas à la fin, Catiche ! Tu es si intelligente, comment peux-tu ne pas comprendre que si le comte a écrit une lettre à l'empereur pour lui demander l'autorisation de reconnaître son fils, Pierre n'est alors plus Pierre mais comte Bezoukhov et que tout lui reviendra après le testament ? Et si la lettre et le testament n'ont pas été détruits, il ne te restera rien, sinon la consolation d'avoir été vertueuse et tout ce qui s'ensuit. C'est certain.

- Je sais que le testament a été fait ; mais je sais aussi qu'il n'est pas valable et je crois que vous me prenez pour une vraie sotte, mon cousin, dit la princesse avec cette expression qu'on les femmes quand elles croient avoir dit quelque chose de spirituel et de blessant.

- Ma chère princesse Catherine Semionovna ! dit le prince Vassili avec impatience. Je ne suis pas venu chez toi pour échanger des piques, mais pour te parler de tes propres intérêts comme à une parente, une bonne, une excellente, une véritable parente. Je te répète pour la dixième fois que si la lettre à l'empereur et le testament en faveur de Pierre se trouvent parmi les papiers du comte, ni toi, mon petit, ni tes sœurs, vous n'héritez plus. Si tu ne me crois pas, crois-en les gens qui savent : je viens de parler à Dmitri Onoufritch (c'était l'avocat de la famille), il dit la même chose que moi. »

Visiblement, un changement intervint soudain dans la façon de penser de la princesse ; ses lèvres minces pâlirent (les yeux demeurèrent inchangés) et sa voix, lorsqu'elle se lut à parler, eut des éclats auxquels de toute évidence elle ne s'attendait pas elle-même.

« Ce sera parfait, dit-elle. Je n'ai jamais voulu, et je ne veux rien. »

Elle chassa le petit chien de ses genoux et rajusta les plis de sa robe.

« Voilà la reconnaissance, voilà la gratitude qu'il a envers ceux qui ont tout sacrifié pour lui, dit-elle. Parfait ! Fort bien ! Je n'ai besoin de rien, prince.

- Oui, mais tu n'es pas seule, tu as des sœurs », répondit le prince Vassili.

Mais la princesse ne l'écoutait pas.

« Oui, je le savais depuis longtemps, mais j'avais oublié qu'en dehors de la bassesse, de la duplicité, de l'envie, des intrigues, en dehors de l'ingratitude, la plus noire des ingratitudes, je ne pouvais m'attendre à rien dans cette maison...

- Sais-tu ou ne sais-tu pas où se trouve ce testament ? demanda le prince Vassili dont les joues étaient de plus en plus tiraillées.

- Oui, j'étais une sotte, je croyais encore aux gens et je les aimais, et je me sacrifiais. Mais il n'y a que ceux qui sont lâches et odieux qui réussissent. Je sais qui est l'auteur de ces intrigues. »

La princesse voulut se lever, mais le prince la retint par le bras. Elle donnait l'impression de quelqu'un qui a soudain perdu toutes ses illusions sur le genre humain ; elle regardait son interlocuteur avec colère.

« Il est encore temps, mon amie. Souviens-toi, Catiche, que tout cela s'est fait par hasard, dans un moment d'emportement, de maladie, puis tout a été oublié. Notre devoir, ma chère, est de réparer l'erreur, d'adoucir ses derniers instants en l'empêchant de commettre cette injustice, de ne pas le laisser mourir avec la pensée qu'il a rendu malheureux ceux qui...

- Ceux qui ont tout sacrifié pour lui, reprit la princesse en s'efforçant de se lever, mais le prince l'en empêcha : ce qu'il n'a jamais su apprécier. Non, mon cousin, ajouta-t-elle avec un soupir, je me souviendrai que dans ce monde il n'y a pas de récompense à attendre, que dans ce monde il n'y a ni honneur ni justice. Dans ce monde, il faut être fourbe et méchante.

- Voyons, calme-toi, je connais ton excellent cœur.

- Non, j'ai un cœur méchant.

- Je connais ton cœur, répéta le prince, j'apprécie ton amitié et je voudrais que tu en penses autant de moi. Calme-toi et parlons raison pendant qu'il en est encore temps , nous avons peut-être vingt-quatre heures, peut-être une heure. Raconte-moi tout ce que tu sais du testament et dis-moi surtout où il se trouve ; tu dois le savoir. Nous allons le prendre dès maintenant et le montrer au comte. Il l'aura oublié et voudra le détruire. Tu comprends que mon seul désir est d'accomplir scrupuleusement sa volonté ; je ne suis venu ici que pour cela. Je ne suis ici que pour vous aider, lui et vous.

- Maintenant je comprends tout. Je sous d'où viennent ces intrigues. Je le sais, disais la princesse.

- Il ne s'agit pas de cela, mon enfant.

- C'est votre protégée, votre chère Anna Mikhaïlovna, dont je n'aurais même pas voulu pour femme de chambre, cette vilaine femme, cette ignoble femme.

- Ne perdons pas de temps.

- Ah ! Ne m'en parlez-pas. L'hiver dernier, elle s'est introduite ici et a raconté au comte de telles vilenies, de telles horreurs sur nous toutes, surtout sur Sophie – je ne puis les répéter – qu'il en a été malade et pendant quinze jours a refusé de nous voir. C'est à ce moment, je le sais, qu'il a fait ce vilain, cet infâme papier ; mais je pensais que ce papier ne comptait pas.

- Nous y voilà, pourquoi donc ne m'as-tu rien dit plus tôt ?

- Il est dans le portefeuille à incrustations qu'il garde sous son oreiller. Maintenant je sais, dit la princesse sans lui répondre. Oui, si j'ai un péché sur la conscience, un grand péché, c'est celui de haïr cette misérable, cria-t-elle presque, complètement changée. Et pourquoi se faufile-t-elle ici ? Mais je lui dirai tout, tout. Le moment viendra ! »

Léon Tolstoï, La guerre et la paix. Traduction d’Élisabeth Guertik

Du même roman et dans la même traduction, sur AlmaSoror : Où il y a jugement, il y a injustice

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jeudi, 16 octobre 2014 | Lien permanent | Commentaires (1)

On devrait écrire davantage de livres

"On devrait écrire davantage d’ouvrages sur l’humiliation comme moteur de l’Histoire." 

(... à prendre avec les pincettes qu'on doit prendre quand on lit un article partisan qui tente de ne pas avoir l'air partisan).

ADDENDUM fin d'après-midi

Puisque, non sans folie arbitraire, l'Union européenne en désaccord avec ses principes mêmes a arbitrairement ordonné la fermeture des médias russes RT France et Spoutnik dans toute l'Union européenne, je profite de leurs dernières heures en ligne pour recopier cet article dont je mettais le lien, avant qu'il ne disparaisse du web français. 

Auteur : Sébastien Boussois est docteur en sciences politiques, chercheur sur le Moyen-Orient et les relations euro-arabes, le terrorisme et la radicalisation. Il est également enseignant en relations internationales.

Titre : Face à l'humiliation historique subie par la Russie, Poutine à déjà gagné la guerre des maux

DATE 20 février 2022

Texte :

Alors que Moscou est confrontée depuis 30 ans au mépris de l'Occident et à un refus pavlovien de dialogue, Vladimir Poutine a décidé de durcir le ton face à l'expansion de l'OTAN aux frontières de la Russie. Dans ce concours mondial à l’humiliation des uns et des autres qu’est la crise en Ukraine, nous sommes pétris de maux de toutes parts depuis que les tensions régionales se sont accrues de façon exponentielle ces dernières semaines. Chaque partie en présence les exprime à sa manière au cœur d’une marmite géopolitique portée à ébullition. Pour les Etats-Unis, le retrait américain traumatique d’Afghanistan et l’humiliation vécue par Joe Biden, ne le pousse pas pour autant à la prudence du côté du front de l’Est. Il a des informations en lesquelles personne ne veut croire : il y aura guerre (volontaire ou par engrenage), et il faut s’y préparer. Et les Etats-Unis ne laisseront pas faire. Car l’idée même que Moscou envahisse un des pays de sa zone d’influence, cet étranger proche, ce pivot de son glacis géostratégique que représente l’Ukraine est inconcevable et inacceptable. Pas tant uniquement par peur de perdre un de ces pays de l’Est, traditionnellement acquis depuis l’effondrement de l’URSS à la cause occidentale et atlantiste, comme le sont désormais notamment la Pologne et les Etats baltes. Mais aussi parce qu’au nom du droit divin dont Washington a hérité à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, tel le sparadrap du capitaine Haddock, l’Europe semble toujours incapable de se débarrasser de cette tutelle politique américaine. Ce qui arrange bien la Maison Blanche et lui permet de placer ses pions et de maintenir sa présence psychologique et physique au cœur du Vieux continent. 

Pour l’Europe, la crise ukrainienne est la démonstration du fait clair et net qu’elle reste un nain politique sans autonomie sécuritaire, mais qu’en plus elle dépend toujours bien trop, avec 40% de ses importations énergétiques, du gaz de l’ogre russe. Pourtant, Emmanuel Macron comme Olaf Scholz essaient de résoudre la crise sans peser en réalité face au Kremlin, qui s’est clairement exprimé sur le sujet : ils ne sont pas des interlocuteurs privilégiés pour le président russe. Une claque diplomatique malgré l’emballement médiatique qu’avait suscité la visite du président français à Moscou.   Du côté ukrainien, on est toujours tiraillé entre l’influence russe et cette velléité d’émancipation vers le monde dit «libre», depuis l’humiliation vécue par Kiev après la perte du Donbass et le rattachement de la Crimée à la Russie en 2014. Le président Zelensky a, puisque son pays est indépendant, le choix de ses alliances y compris d’intégrer l’OTAN. Mais pour les Russes, une promesse est une promesse : les Américains ont toujours garanti à Moscou que Kiev n’y entrerait pas. La réalité est probablement plutôt qu’ils n’en veulent pas, plus qu’ils ne le veulent ou peuvent point ! 

Le dernier acteur majeur de cette histoire connaît l’humiliation depuis trente ans. C’est le lot des perdants de la grande Histoire, qui reviennent souvent par la petite porte pour se venger violemment comme la tristement démontré l’Allemagne en 1939, ou comme la Hongrie d’Orban, obsédée par l’humiliation vécue lors du traité du Trianon en 1920 qui l’avait dépossédée des trois quarts de son territoire initial. On devrait écrire davantage d’ouvrages sur l’humiliation comme moteur de l’Histoire.   Vladimir Poutine a donc régurgité ce sentiment dévorant après la chute du Mur et la fin de la guerre froide pendant près de trente ans, et a savamment mis en place depuis plusieurs années, un habile plan de bataille idéologique, politique et diplomatique pour revenir sur le devant de la scène régionale et mondiale. Il y en avait des raisons et la politique a ses raisons que la raison souvent ignore. L’Occident a nourri de mépris la Russie depuis 1991. L’avancée de l’OTAN en Europe, malgré les promesses de s’arrêter bien avant d’approcher les frontières russes, n’avait pourtant pas effarouché Boris Eltsine qui avait même proposé à l’époque l’intégration de la CEI (Communauté des Etats indépendants) à l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord. Par la suite, Vladimir Poutine, lui-même, collaborera au tout début avec l’OTAN, en laissant notamment à Washington la possibilité de jouir de ses bases militaires au Kirghizistan après les attentats du 11 septembre 2001. Poutine par la suite offrira même à l’Union européenne une zone de libre échange commune avec l’Union douanière de l’Union eurasiatique. 

Puis ce fut la fin des concessions. Face à ce front du refus pavlovien des Occidentaux de discuter avec Moscou, le président russe finit par tourner casaque. A force de voir son pays traité comme un pays du tiers-monde, Poutine finira par dire niet dans un discours resté célèbre lors de la conférence de sécurité de Munich du 10 février 2007. Il y a en effet quinze ans déjà, ce dernier avait développé sa vision du monde et dénonçait déjà dans les mots l’unilatéralisme américain. En ces termes, il expliquait selon lui les limites et les dangers à venir d’un tel monde sans qu’à l’époque on ne prenne cela vraiment en considération comme toujours lorsqu’il s’agit de la voix russe : «J’estime que dans le monde contemporain, le modèle unipolaire est non seulement inadmissible mais également impossible.» Puis de poursuivre à l’époque et nous ramenant désormais à l’actualité maintenant qu’il allie la parole aux actes : «Il me semble évident que l’élargissement de l’OTAN n’a rien à voir avec la modernisation de l’alliance ni avec la sécurité en Europe. Au contraire, c’est une provocation qui sape la confiance mutuelle et nous pouvons légitimement nous demander contre qui cet élargissement est dirigé.»

Et c’est depuis lors que la Russie a fini par se convaincre que l’agenda américain aurait toujours un agenda agressif sur la planète (et à son égard), et que l’Union européenne se maintiendrait dans un statut de vassalité absolue à l’égard de Washington. Vassalité reconfirmée aujourd’hui avec, dans le cadre de la crise ukrainienne, la vente massive de gaz de schiste américain hyper-polluant à l’UE, au détriment même de son engagement évangélique récent en faveur du climat et de l’environnement. Reconfirmée également maintenant que Poutine s’est mis en posture d’affaiblir l’Europe par le simple fait du prince «Gazpromier» et de jouer enfin totalement le hard power et la carte de la Chine. C’est une stratégie dynamique qui affiche déjà son succès, celui de faire paniquer la Terre entière. Mais là est peut-être la limite de son succès à s’être joué de tous nos maux avec le joker chinois sur ce dossier : la position en effet délicate de la Chine sur l’Ukraine. Pékin a en effet des intérêts énormes à Kiev qui ont sûrement ajouté dans la stratégie de Poutine un point supplémentaire dans la balance pour exclure une invasion pure et simple du pays. Pourquoi ? Car le régime ukrainien, qui reste un grand centre militaro-technologique hérité du temps de l’URSS, exporte énormément d’armes à destination de Pékin. L'Ukraine couvre, en terme de sécurité alimentaire aussi, une large partie de ses besoins en maïs. Même s’il y aura toujours une méfiance réciproque sino-russe (et peut être même un jour conflit), il y a pour le moment une profonde coopération anti-occidentale des deux pays en faveur d’une ère nouvelle. C’est aussi cela l’affaissement de l’Occident dans cette histoire par la révolte, la résistance et la collusion des parias du monde d’aujourd’hui. Et la déclaration conjointe publiée il y a deux semaines par la Russie et la Chine à la suite du sommet entre Xi Jinping et Vladimir Poutine lors de l’ouverture des Jeux olympiques d’hiver est en cela historique. Il est clair que ce texte consacre la rupture culturelle de la Russie avec la philosophie politique traditionnellement européenne et l’adaptation de son idéologie au modèle chinois. Tout cela est de la realpolitik pure et il n’y a plus de place pour les sentiments. Car dans ce dossier ukrainien, comme dans d’autres dossiers à venir, Vladimir Poutine s’est clairement joué de nos maux et perce enfin la baudruche de l’humiliation qu'il traînait comme une croix depuis trente ans.

ADDENDUM 20h50

ça y est. Impossible d'accéder aux sites subitement interdits par l'UE. J'ai donc eu raison de recopier cet article et je regrette tous ceux, intéressants, qu'on ne pourra plus lire. C'est amusant comme l'état de droit et les libertés individuelles et publiques sont foulés au pied par des gens qui s'en réclament en permanence. Le monde du droit semble avoir été relégué dans le passé, pour être remplacé par le moralisme. 

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lundi, 28 février 2022 | Lien permanent

La langue mise à l'écrit...

Comment une langue passe de l'oral à l'écrit ? Et ce, quand ce changement survient de l'extérieur, en une dizaine d'années à peine ? Les mots, les maux sont-ils toujours les mêmes ? La sensibilité de la langue est-elle modifiée pour toujours ?

La langue mise à l’écrit, une comparaison entre le quechua et le tahitien

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Phot. SARA



Katharina Flunch-Barrows et Edith de Cornulier Lucinière

 

Nous nous proposons de comparer l’arrivée de l’écriture dans les Andes (dans la région de Cusco), et en Polynésie française (à Tahiti et dans l’archipel). Dès leur arrivée les missionnaires voulurent mettre à l’écrit les langues quechua et tahitienne. Du côté missionnaire, l’activité, les motivations et les difficultés étaient à peu près les mêmes ; mais la réception de l'écriture par les locuteurs du quechua et du tahitien a été très différente.

Le Pérou est un bon exemple de ce qui s’est passé dans toute l’Amérique, et sans doute aussi dans beaucoup d’endroits du monde. Tahiti, en revanche, est un exemple extraordinaire, puisqu’on pourrait presque dire que le tahitien est devenu une langue de l’écrit. Sans cesser d’être justement une langue orale, où la parole, la prise de parole publique joue un rôle immense (orateurs politiques, prêches au temple…), il semble que l’écriture a eu un impact à la mesure du rapport que les tahitiens entretenaient avec leur langue, notamment avec le Pi’i, que nous expliquerons plus tard.




Cuzco, XVIème siècle. Tahiti, XIXème siècle

 

Les Andes furent prises par les armes, et la christianisation fut par conséquent le résultat d'une défaite militaire Dès l'arrivée, en 1525, de Pizarro au Pérou, un pouvoir organisé est installé dans les Andes, représentant l'autorité du roi espagnol. Ainsi, la christianisation, est intrinsèquement liée à la colonisation.

La Polynésie connut une conversion d'un autre ordre. À Tahiti, les missionnaires arrivèrent par petites dizaines, sans armes, et n'étaient strictement pas en position de force. En témoigne l'expédition ratée des espagnols Narciso Gonzales et Geronimo Clota, deux franciscains conduits et débarqués à Tahiti en 1773, envoyés par le Vice-roi du Pérou. Ils ne convertirent personne ; ils devinrent la risée de l'île, et durent fabriquer une palissade autour de leur maison pour se protéger des railleries. Lorsque le bateau qui devait leur apporter du matériel pour agrandir la "mission" revint, ils supplièrent le commandant de les rembarquer, et repartirent ainsi en 1775 vers le port péruvien de Callao, n'ayant converti personne…

Alors qu'au Pérou, les catéchumènes devaient obligatoirement posséder un livre de catéchisme sans quoi ils étaient excommuniés, les tahitiens, eux, voulaient bien envoyer leurs enfants à l'école des missionnaires, mais à condition d'être payés…

Dans les Andes, l'armée et la religion travaillent ensemble, même si elles peuvent jouer le rôle de contre pouvoir l'une pour l'autre.

A Tahiti la conversion volontaire du roi tahitien Pomaré change la nature de l'évangélisation : elle fut imposée "de l'intérieur". Bien que que tout le monde n’était pas aussi enthousiaste que le roi Pomaré…

Malgré les nombreuses langues parlées dans ces deux régions, au Pérou comme dans les îles sous le vent, la mise à l’écrit fut facilitée par la présence d'une langue véhiculaire comprise par le plus grand nombre. Le tahitien dans les îles sous le vent. : chaque île avait son dialecte, mais il y avait intercompréhension dans tout l'archipel. Au Pérou, il s'agit de la "langue générale" (quechua), appelée aussi "langue de l'Inca."

 

Le sabre, le goupillon et la diffusion de l’écrit

La mise à l’écrit dans ces deux langues fut intrinsèquement liée à l’évangélisation de ses locuteurs. C’est pour la christianisation qu’elles furent étudiées et mises à l’écrit. Dès lors, les modes de christianisation prennent toute leur importance au regard de la réception de l’écriture par les populations concernées.

La principale différence entre les expériences andine et tahitienne tient au fait que la christianisation andine s’est fait avec la colonisation - la christianisation fut imposée par le pouvoir espagnol - tandis que la christianisation tahitienne l’a largement précédé : le roi Pomaré, convertit pacifiquement par des missionnaires qu’il avait les moyens de chasser ou d’exterminer sans aucun problème, a imposé lui-même le christianisme à son peuple. Pomaré, à Tahiti, fut le fondateur, à la fois de la perte de la culture traditionnelle, et à la fois de son évolution possible au sein de l’écrit et de la nouvelle vision du monde.

De plus, l’identification des populations catéchumènes aux « écrivains » missionnaires fut plus aisée à Tahiti, où il s’agissait de cordonniers, transformés en missionnaires avant leur départ, en quelques cours à la London Missionary Society ! Au Pérou, les curés étaient des intellectuels bien formés au séminaire, et ressemblaient plus aux nobles et caciques qu’à la population.

 

L’ethnolinguiste Bruno Saura1 explique bien un des aspects de l’apport de l’écriture à Tahiti. Alors que le verbe était jusque là une activité extrêmement importante, politico-sacrée, réservée aux hommes, l’arrivée des missionnaires et la mise à l’écrit du tahitien représente donc une démocratisation intense et extraordinaire de la langue, de son utilisation, de son pouvoir. Bientôt, femmes et enfants, pauvres et roturiers, ont le même accès à l’écriture que les nobles et prêtres. C’est la société toute entière qui est bouleversée et radicalement changée par ce processus.

Au Pérou, ce fut littéralement le contraire. Il n’y avait aucunement dans la religion-politique andine, ce rôle prépondérant accordé à la parole. Dès lors, au lieu d’une désacralisation du verbe, ou tout au moins d’une démocratisation du pouvoir de la parole, l’écriture représente au contraire la création d’une langue savante, sacrée et écrite, à laquelle le peuple n’a strictement pas accès, et qui le domine puisque la nouvelle doxa, le christianisme, passe par le truchement de ces textes.

 

 

La langue modifiée par l’écriture

 

Si la création d’une orthographe à peu près normalisée et facile à utiliser est le plus visible des travaux que la mise à l’écrit d’une langue appelle, il n’en est pas, sans être aisé, le plus complexe. En revanche, d’un point de vue morphologique et syntaxique, que se passe-t-il lorsque changent les conditions de production du discours, dès lors que celui-ci est produit à travers l’écriture ? Et quelle évolution subit la place du verbe, de la parole, du mot, lorsque dans une langue traditionnellement orale est brusquement implantée la mise à l’écrit ?

 

Le quechua

 

En quechua, l’influence de l’espagnol, langue à partir de laquelle sa mise à l’écrit est pensée, marque évidemment tant l’orthographe choisie, que la forme de la phrase quechua. Tout, jusqu’à l’ordre des mots ou l’ordonnancement du discours écrit, porte la marque plus ou moins visible de l’espagnol. Il en va de même en tahitien, où la mise à l’écrit de la langue fut pensée en anglais.

En particulier, le quechua est une langue faisant un usage très abondant de suffixes modaux, c’est-à-dire indiquant la source ou la qualité de l’information transmise par le locuteur à son interlocuteur (l’assertif mi, le citatif si, le conjecturel cha). Ces suffixes sont d’une utilisation complexe pour un étranger. Si vous racontez ce que vous avez vécu en rêve ou lorsque vous étiez ivre, vous emploierez le même suffixe que lorsque vous racontez les contes ou colportez une histoire : le citatif : l’information ne vous est pas arrivée directement par votre expérience. Cela est du au fait que le degré de conscience d’un dormeur ou d’un homme ivre ne permet pas d’employer l’assertif. Mais quand il s’agit de la parole d’un dieu unique et créateur du monde, et que ce n’est pas vraiment lui qui écrit, même s’il est supposé avoir dicté, et que le texte est écrit accessoirement par un missionnaire « lambda », quel suffixe doit on employer ? De quelle véracité une parole écrite peut elle se prévaloir ? Une chanson relève elle du domaine conjecturel ? Est-ce que la transcription d’une parole doit conserver les suffixes modaux employés par le locuteur, ou est-ce que la transcription même porte l’obligation de changer de suffixes, puisque on change de mode de communication ? Il y a là un véritable problème auquel l’écriture doit faire face, et qui est celui de la distinction entre le réel et le vrai. L’écrit étant concret (on touche le papier, le tracé des mots), le quechua se trouve face à un problème de traitement de l’information qui n’a d’ailleurs pas été vraiment réglé aujourd'hui. Le quechua oral des personnes monolingues des montagnes andines est toujours très riche en suffixes modaux ; celui des villes, écrit, est vidé de cette substance, et paraît souvent une langue calquée sur l’espagnol et assez rigide, sauf celle des grands auteurs quechuas qui ont su recréé un traitement quechua de l’information à l’écrit, en jouant avec ces suffixes, en organisant une vraie rencontre entre les possibilités orales et les possibilités de l’écrit3. Malheureusement, leurs œuvres sont très peu connues de la grande masse des quechuaphones.

Cette langue privilégie aussi très fortement l’inscription des événements rapportés dans l’espace réel commun au locuteur et à son interlocuteur, et a tendance à faire silence sur son inscription temporelle. Que se passe-t-il lorsque l’interlocuteur réel s’efface au profit des lecteurs anonymes du texte biblique, ou de tout autre texte, et qu’aucun espace réel n’est partagé entre locuteur et interlocuteur ? Qu’en est-il aussi de l’ordre des mots, de l’emploi du pluriel (en principe il n’y a pas d’opposition singulier / pluriel en quechua) ?

On observe une réduction de la diversité des structures syntaxiques par rapport au discours oral, au bénéfice de types de structures venues de l’espagnol, et qui donnent à la langue écrite un très net effet de « calque ». Cette observation ne vaut pas pour quelques grands auteurs, tant missionnaires, que littéraires aux siècles suivants, mais l’accès à ces auteurs, artistes et conscients tant des difficultés de la mise en écrit que des charmes et inventions qu’elle apporte, est cantonné à une population érudite et non à la grosse majorité des locuteurs.

 

La tahitien : la cas du pii

La pratique du pii à Tahiti, qui stupéfia les missionnaires, prit fin avec l’écriture, et ce phénomène est édifiant du passage d’une langue orale à une langue écrite.

A Tahiti, lorsqu'un noble arrivait au pouvoir, il devenait chef spirituel et politique. Son nom devenait alors tabou (tahitien : tapü). On ne pouvait plus prononcer les mots qui composaient ce nom. Prenons l'exemple du roi Pomaré. Pö : nuit. Mare : toux. Ces deux mots devenus tabous, le peuple devait utiliser d'autres mots pour dire nuit et toux, tousser. La peine de mort était la punition de ceux qui se laissaient aller verbalement, et oubliaient le tapu. A Tahiti, les pires supplices punissaient les lapsus, et contraventions au Pii. Outre les noms de rois et de princes, beaucoup d’autres mots subissaient la règle du pii, et il n’est pas éxagérer que parler, à Tahiti au quotidien, n’était pas une chose banale, mais chargée de sacré et dangereuse.

Ainsi le vocabulaire tahitien évoluait par le pii. Alors que certains mots disparurent totalement, d'autres revenaient au langage courant, par exemple quand le chef concerné par ce mot était oublié. En ce qui concerne Pomaré, est demeuré la nuit en tahitien, tandis que mare a été définitivement remplacé par hota.

Il me semble que la technique du pi’i ne pourrait avoir lieu dans une langue écrite : car avec l’écrit, on peut lire un mot écrit dix ans avant. On peut l’écrire à moitié, ou sans le prononcer… Etc. Le pi’i est un phénomène ne pouvant exister que, absolument que dans une langue orale. Elle est l’oralité même ! Elle représente l’oralité même, la langue sans cesse vécue et réinventée par les locuteurs, sans que cette réélaboration constante passe pour du changement, puisque d’une part, le fait même d’évoluer est une tradition ancestrale, et d’autre part, il n’y a pas d’attestation (écrite) des modes de parler passés.

 

Enfin, il nous semble intéressant de noter deux faits relatés par Jacques Nicole4 . La révolte contre les missionnaires n’eut pas lieu sur la christianisation elle même, mais sur certains de ces aspects… Notamment, il y eut de grosses révoltes contre les missionnaires protégés par le roi Pomaré, auxquels on reprocha notamment la vente des Ecritures, « qui appartiennent à Dieu et devraient être distribuées gratuitement », disent les Tahitiens. (lettre de Platt à Orme, de 1828).

Enfin, il note qu’il y eut un v »ritable problème écologique à Tahiti et dans les îles alentour du fait de l’engouement extrême dont bénéficia la mise à l’écrit. Tout le monde voulant posséder le livre de la Bible, de véritables massacres d’animaux eurent lieu, dans des îles où jusqu’ici on ne chassait qu’au « compte-gouttes », pour les sacrifices et l’alimentation. Bientôt les îles perdirent presque la totalité des animaux qui les peuplèrent…

En fait, à Tahiti, il y a eu, d’une part, un passeur (Pomaré) interne, d’autre part, appr

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samedi, 06 décembre 2008 | Lien permanent | Commentaires (3)

Auto?censure

Le mercredi 7 mai, entre 15h et 17h, salle Celan, s'est tenu à l'Ecole Normale Supérieure le dernier épisode du séminaire "Littérature, Censure et Autocensure", organisé par Jean-Baptiste Amadieu.

Ils 'agissait d'un entretien de Jean-Baptiste Amadieu et de Sophie-Louise Heywood, de l’Université de Reading, avec Edith de CL, votre servante indigne.

Je présente ici le résumé de ce que j'y ai dit :

 

I

Censure dans un monde libre ou libertés dans un monde de censure ?

La censure a mauvaise presse, bien que la presse en use beaucoup. Je n'ai jamais connu la liberté, cette immense étendue des possibles que ce mot suggère. Et, sauf lors de rares instants d'adolescence, au fond, je n'y ai jamais cru. Nous avons des libertés, mais certainement pas la liberté, nous n'avons même pas de droit (ou un droit très restreint) sur notre propre nom.

Concrètement, depuis ma plus tendre enfance, je vis dans un monde codifié.

Si ce soir, parce qu'il fait beau, je voulais installer une table sur le boulevard et y déjeuner tranquillement, en regardant passer les passants, la police viendrait vite me l'interdire : trouble à l'ordre public, obstruction de la voie publique, ou que sais-je. Il me semble que presque tout ce qui me serait naturel dans la vie est interdit. J'en ai parlé une fois à un ami, militant centriste, qui me disait que, contrairement à ce que je pensais, nous vivions dans un monde de liberté. Quel dialogue de sourds ! Je lui énumérais tout ce que je n'avais pas le droit de faire : créer, un soir par semaine, un restaurant dans mon salon ; construire ma voiture et rouler dedans...

- Ah, mais ça, c'est normal ! Répondait-il systématiquement.

Les myriades de règles qui guident nos pas et nous interdisent tant de choses, ne le privent aucunement de sa liberté. Il se sent libre, ces règles ne le révoltent pas, ne le choquent pas. Et si je les remets en question de façon trop radicale, c'est moi qui atteins à la liberté des autres, qui mérite le quolibet de nihiliste. Étonnante amitié entre deux êtres qui vivent l'atmosphère du monde d'une manière inconciliable. 

Je me souviens du cours de philosophie de Terminale où j'appris avec stupeur que j'avais  signé un contrat à ma naissance. Le contrat social.

- Non ! Me récriai-je. Le contrat social, je ne l'ai pas signé.

- Si, me disait le professeur. C'est un contrat qui lie la société avec chaque individu, et c'est parce que l'individu en est partie prenante qu'il est libre et citoyen.

Elle refusait que je sorte de la fiction !

Mais si j'ai perdu la bataille de la conversation, je reste convaincue que, prise dans les raies d'une communauté humaine, je m'en distingue radicalement. Si j'y adhère, c'est momentanément, de façon extérieure,et parce que je n'ai pas le choix. 

Dès lors, ayant sans ma volonté ou avec une volonté fictive étrangère à mon être, signé un contrat le jour de ma naissance, je ne m'attends pas à la liberté pleine et entière. Depuis la première année de l'école maternelle, j'ai compris que la vie en société est censure, censure, censure, et que l'adaptation à ce monde nécessite l'auto-censure, en amont, afin d'éviter la honte ou la douleur de la censure.

Mes éducateurs m'ont sans cesse parlé de liberté, comme s'ils en étaient les chantres, mais il notaient et corrigeaient mes copies ; mes « gouvernants » m'ont sans cesse vanté une liberté qu'ils rognaient au maximum au nom même de la liberté.

La grandeur de la liberté n'a d'égale que son dévoiement : « C'est avec les pierres de la Loi qu'on a bâti les prisons et avec les briques de la religion, les bordels » écrivit William Blake.

La censure est primordiale au cœur de notre vie. L'autocensure permet de survivre et communiquer. Je ne m'étonne donc pas de la censure, je m'étonne et savoure les libertés qui nous restent. Bref, en ce monde, je ne m'attends pas à rencontrer la liberté, ni à en disposer ; je me la créée dans les interstices.

 

II

Censure légale et censure sociale – Le paradoxe du scandale

En art, en littérature comme dans la vie, la pression qui s'exerce sur la pensée, ou bien nous décourage à jamais de nous lancer dans l'élaboration et l'expression d'une pensée, ou bien nous pousse à affiner d'une manière toujours plus précise et subtile l'expression de nos idées.

La censure est un obstacle qui peut prendre une forme mesurable, lorsqu'elle est organisée par la loi et se traduit par des peines de justice. Elle peut agir de façon plus floue, par la censure sociale, c'est à dire celle que la société exerce spontanément et qui se traduit par l'opprobre.

La France de 2014 n'est pas libérale à l'égard de la liberté d'expression, puisque certaines opinions sont punies comme des contraventions, tandis que d'autres (qui contreviennent à la loi Gayssot) pouvent être punies comme des délits ; elle n'est pas non plus entièrement prohibitive, puisque une grande palette d'opinions contradictoires peut s'exprimer publiquement en société.

 (à lire : Liberté d'expression et bienséance sociale)

 

Liberté d'expression et vérité historique : Véronèse

La vérité historique fut longtemps confondue avec la vérité biblique. Les écarts à cette vérité étaient punis. A ce sujet, le procès du peintre Véronèse fascine tant par la subtilité des questions de l'Inquisiteur que par le courage des réponses du peintre. Lire l'intégralité de ce procès, soigneusement gardé par les archives de l'Inquisition, nous plonge dans ce sentiment de piège intellectuel que nous pouvons encore vivre aujourd'hui, sous d'autres formes, envers d'autres idées, face à d'autres censeurs.

(à lire : 18 juillet 1573, Véronèse comparaît devant la Sainte Inquisition)

 

Liberté d'expression et obcénité : Love me sailor

Quatre siècles après Véronèse, un autre procès, australien, ne manque pas d'intérêt. En 1946 en effet, un an après sa sortie, le livre Love me sailor, de Robert Close fit l’objet d’un retentissant procès qui se termina devant la cour suprême de la ville de Victoria.

Robert Close, qui avait raconté l’histoire d’une femme-proie embarquée seule au milieu de marins déchaînés, par une mer déchaînée, sur un bateau passif, fut condamné à trois mois de prison et une amende. Il fit finalement, grâce à un passage en appel, dix jours de prison et préféra après cette histoire venir vivre en France quelque temps. Mais surtout, il assista, durant plusieurs jours de suite, à la lecture de son polar érotique devant la Cour suprême. Les juges en robes ne perdirent pas une seule ligne de dialogue du sulfureux roman et purent juger sur pièce, véritablement.

(à lire : Aime-moi (baise-moi ?) matelot : le seul roman de gare entièrement lu devant une cour suprême très sérieuse)

Ainsi va l’histoire de la censure, sans cesse recommencée, qui croit toujours qu’elle porte un autre nom que « censure », qui se voit invariablement comme l’urgence du Bien face à la prolifération du mal.

(à lire : les romans vénéneux)

Il me semble assez rare qu'une censure garde bonne presse lorsque l'époque a passé ; aussi je me pose deux questions : existe-t-il des censures au nom de l'ordre moral qui n'ont pas été largement condamnées et ridiculisées par les époques postérieures ? Et connaît-t-on des exemples de gens enfermés en prison pour avoir proféré des idées historiques fausses ?

Jean-Baptiste Amadieu répond à ces questions. Il rappelle que, si nous érigeons en héros quelques uns des auteurs jadis censurés, nous avons oublié le plus grand nombre d'entre eux. Il cite Elie Catherine Fréron, l'ennemi de Voltaire et victime de censure après qu'il s'est attaqué violemment à lui. De Fréron, Sainte-Beuve a écrit que la censure l'avait poussé à affiner son style et sa pensée. La censure avait joué un rôle de maître en littérature... Pourtant, c'est du bénéficiaire de cette censure que nous nous souvenons aujourd'hui, à savoir Voltaire, tandis que Fréron s'est enfoncé dans les limbes de l'oubli.

(à lire : êtes-vous voltairien ?)

Jean Baptiste Amadieu mentionne ensuite la condamnation de l'Action française par le Vatican ; l'histoire est encore trop fraîche pour parler de postérité, mais, alors que les condamnations vaticanes sont en général ridiculisées par la morale scolaire et médiatique de la France de 2014, peu de gens condamnent cette condamnation vaticane-ci - exceptionnellement.

Autorité et censure assumée versus gouvernance et protection

Une autorité puissante, qui se reconnaît comme telle, assume la censure qu'elle exerce ; mais dans un monde où les valeurs de liberté, de rébellion, d'expression personnelle sont mises en avant, le censeur ne s'assume pas comme tel et préfère revêtir un autre nom. L’État et ses représentants censurent toujours, mais refusent de le reconnaître, et plutôt que d'interdire, dans un monde où il est interdit d'interdire, on « protège », on « créée les conditions de la liberté », on « lutte contre les discriminations ».

Ce n'est pas tant la censure qui me dérange, que lorsqu'elle ne veut pas se voir en face. Car alors je me souviens des réflexions d'Astolphe de Custine, revenant de Russie, et consignant ses souvenirs et notations en 1839 :

"Le despotisme n'est jamais si redoutable que lorsqu'il prétend faire du bien, car alors il croit excuser ses actes les plus révoltants avec ses intentions : et le mal qu'il se donne pour remède n'a plus de bornes. Le crime à découvert ne triomphe qu'un jour ; mais les fausses vertus, voilà ce qui égare à jamais l'esprit des nations."

Si la censure légale reste rare et circonscrite, la censure sociale prend une place beaucoup plus vaste, et agit au moyen de l'opprobre. Sans qu'aucune loi ne perturbe la publication d'un ouvrage, la société se scandalise à un tel point que l'auteur est mis sur la touche.

Toutefois si l'opprobre peut certainement tuer un homme - et son œuvre -, elle peut, par le jet de lumière qu'elle braque sur un homme ou sur un texte, lui permettre d'accéder à une notoriété inespérée. Dans ce cas, la censure est le passeport vers la gloire, et c'est ce qui peut expliquer un certain goût du scandale.

Moins forte que l'opprobre, la désapprobation, et l'absence de reconnaissance ne créent pas de véritable rejet, mais condamnent à l'aigreur et à la démotivation.

 

III

Autocensure et exigence artistique

En littérature, nous connaissons la censure éditoriale.

L'auteur auto-édité étant déconsidéré, c'est l'éditeur qui nous donne notre statut d'auteur. Cette censure éditoriale toute puissante s'avère cruciale pour l'auteur. En effet, quand bien même un homme serait en train d'écrire l'oeuvre la plus époustouflante, la plus formidable, la plus puissante de notre temps, tant qu'il n'a pas l'adoubement d'un éditeur, il n'est pas considéré comme un confrère par les auteurs, ni comme un auteur professionnel par l'administration française.

L'autre censure éditoriale, je l'appellerais "la correctionite" : Il m'est arrivé d'avoir retouché un texte de nombreuses reprises sous les injonctions arbitraires d'un éditeur zélé. A bout de nerfs et ne comprenant plus le sens de ces corrections abondantes, j'ai fini par lui renvoyer la toute première version, et ai vécu l'horreur et la joie d'entendre sa voix s'exclamer au téléphone :  «Eh bien, voilà ! Enfin ! On y est arrivé ! »

Une telle histoire n'est pas rare et les auteurs en ont beaucoup dans leurs tiroirs de souvenirs.

C'est que le temps des Poulet-Malassis a passé - cet éditeur de Charles Baudelaire, qui a connu la ruine, la prison et l'exil pour avoir publié et défendu les Fleurs du mal. Quelques éditeurs, bien sûr, demeurent maîtres d'une maison qu'ils ont fondée, dans laquelle ils ont misé tout leur argent ; mais la plupart des éditeurs, prescripteurs de la littérature d'aujourd'hui, s'ils sont de bons professionnels, restent des salariés protégés par le confort de leur statut. L'auteur, bien souvent, joue sa vie, mais l'éditeur qui rentre chez lui est débarrassé jusqu'au lendemain, ouverture des bureaux, de sa profession. Cette relative douceur de vivre, cette absence d'enjeu vital, créée des choix plus mous et pousse les plus lascifs à la correctionnite.

 

La censure qui élève ou la censure du violoniste

« L'artiste comme le public tirent leur dignité de leur exigence », écrivait le chef d'orchestre et ami du violoniste Yehudi Menuhin, Wilhelm Fürtwangler.

(à lire : L'histoire du Milk-Shake)

Aussi je me faisais un éloge de l'auto-censure, moyen de sublimation, de transmutation, cette censure personnelle sans laquelle notre société ne produirait pas de violoniste classique ou de spécialiste du grec ancien, dont la compétence est le fruit de sacrifice et de renoncement autant que de joie, jusqu'à ce que Jean-Baptiste Amadieu me donne la définition de l'autocensure, qui est une autocensure acceptée à contrecœur.
Quand il y a assentiment, il n'y a donc pas d'autocensure de l'écrivain. L'autocensure n'est donc pas l'exigence personnelle, la crucifixion de soi pour un grand accomplissement, mais une modification de son œuvre effectuée sans l'assentiment intime.

Il est bon de noter que l'assentiment, même intime, peut ne venir que postérieurement à l'autocensure. Ainsi, un auteur qui suit un ordre intimé par l'éditeur et qui, en fin de compte, en reconnaît la justesse.

 

IV

autocensures diverses (ésotérique, psychologique, d'intemporalité, de crédibilité).

La possibilité du pseudonyme

 

La censure ésotérique

Elle vise à entourer d'un rideau de fumée le sens profond d'un texte, le symbole essentiel, que seuls certains reconnaîtront, alors qu'une strate extérieur, exotérique, s'adresse à tous. Le double sens touche ainsi des publics ayant des niveaux de perception différents.

La censure psychologique

Pour ne pas devenir fou ou déprimé, ou pour ne pas tomber dans les raies de

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vendredi, 09 mai 2014 | Lien permanent | Commentaires (4)

Mouvantes fictions de la société européenne

 

 Identité, vérité et liberté 

 

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Phot Sara

 

 

 

 

Demain, quelle Europe ? L’Europe tentera d’éviter les deux risques, les monstres égalitaires et ultralibéraux. Il faut aussi qu’elle évite de devenir une juxtaposition de cultures et d’identités qui se réservent le droit de discourir sur elles-mêmes, avec une cour de Justice qui tranche sur les vérités. Cela serait la mort de la liberté et de la démocratie. Cela serait totalitaire.

 

Partie I -  Ne pas figer le passé : la vérité est une fiction

 

"En tant qu'historiens et citoyens, nous pensons qu'il n'y a pas 

de vérité d'Etat" - Jean-Pierre Azéma

 

 

 

La quête juridique de la vérité

 

Plusieurs lois prescrivent des jugements de valeur et donnent des codes de conduite lors de l’enseignement de l’histoire dans les écoles françaises. Ces lois tentent de réparer des violences subies en exigeant une parole de compassion et la reconnaissance de souffrances infligées. 
 

Est-il réellement efficace d’établir une vérité historique officielle pour promouvoir les valeurs humanistes ? Est-ce qu’une quête si absolue de la justice historique, un contrôle si total du discours sur l’histoire passée ne risque pas de détruire, précisément, la libre expression de la démocratie et des droits de l’homme ? Devons-nous tenter d’élaborer un enseignement qui convienne à toutes les entités qui forment la société – toutes les entités reconnues – et particulièrement celles dont la valeur a été niée par le passé ? La prescription de l’histoire doit-elle se faire par l’Etat, et selon le critère de la souffrance ? 
 

A trop se concentrer sur la « réception » d’une parole par des groupes, on perd la notion du « besoin d’expression » des individus. Et, de même que la négation des souffrances crée des frustrations dangereuses, passer la muselière aux citoyens sur un thème, une période passée, peut mener à ces mêmes dérèglements. 
 

L’histoire n’est jamais close. On ne refermera jamais le livre. On n’aura jamais fini de bâtir la maison du passé du monde. Souvenons-nous que les interprétations, sans forcément se renier les unes les autres, bougent avec le temps, car la société relit sans cesse l’histoire en fonction de ce qu’elle est en train de devenir. L’emprisonnement de la pensée dans des cadres ne peut constituer un projet de société viable. Les idées brimées ne peuvent être qu’exaltées. 
 

La légalisation d’une idée ne la rend pas plus vraie. Le droit est une fiction, l’histoire est une interprétation. Cela fait leur force ; cela fait leur nécessité ; cela fait leur incertitude.
 

 

L’un des effets néfastes de ces lois fixant l’histoire est la construction de coupables et de victimes de naissance. Il y a un danger et une malhonnêteté à établir ainsi des martyrologues. 
 

De la reconnaissance officielle de vraies victimes découle nécessairement la reconnaissance officielle de vrais méchants. Aux victimes héréditaires correspondent donc des coupables héréditaires. 
 

Or, pour obtenir la reconnaissance de sévices subis, encore faut-il que cette reconnaissance corresponde à la morale actuelle du pouvoir ; ce n’est pas le cas, entre autres exemples, du génocide vendéen, qui demeure presque oublié. (« Il n’y a plus de Vendée, citoyens républicains. Elle est morte sous notre sabre libre, avec ses femmes et ses enfants. (…) J’ai tout exterminé », affirme en 1793 Westermann aux Révolutionnaires). Une victime officielle est donc forcément une émanation du système dominant. 
 

Enfin, souvent nous luttons contre un pouvoir selon ses propres valeurs, par nécessité - sinon, nous n’aurions aucun effet sur lui. Nous dévoyons alors autant notre identité brimée que nos « dominateurs » eux-mêmes l’ont fait. Dès lors, quelle est la réalité de cette entité victimaire, dont l’identité s’est modifiée à travers la quête de la reconnaissance ? 
 

 

 Les identités multiples et le demos

 

Le demos – le peuple – étant un corps, un tout, notre société peut-t-elle souffrir d’être divisée en parties dont certaines assumeraient une culpabilité ou une victimisation de naissance ? De même que la démocratie ne supporte aucune prérogative natale (noblesse, roture, …) dont émaneraient des droits, il me semble qu’elle ne saurait mieux s’accommoder de l’hérédité coupable et victimaire.
 

La question dès lors est cruciale. Un Français d’origine finlandaise ou sénégalaise est citoyen d’un pays qui a colonisé l’Afrique, même s’il est arrivé après la décolonisation. Une telle situation pose l’immense problème de la nationalité. Peut-on être français pour la vie civique et étranger pour l’Histoire ? Quand on prend la nationalité d’un pays, choisit-on des valeurs, des grandeurs et des crimes ? Cela ne pose pas trop de problème tant que le peuple accepte d’être « indivisible », comme la Constitution le prône. Mais si une différence est faite entre les coupables et les victimes, la raison s’affole. Peut-on exiger la solidarité positive et se dédouaner de la solidarité négative, en réclamant à la fois l’intégration à la République française à part entière, et le droit de n’en refléter qu’une partie ? Dans ce cas, quelles sont les conditions d’exemption ? Est-ce qu’une démocratie survit sans demos uni, mais simplement avec des morceaux d’ochlos revendiquant des parcelles de droits ? La France se pose la question à travers des débats profonds et intenses. A l’échelle de l’Europe aussi, un jour, il faudra décider.
 

 

Partie II - Ne pas figer le présent: l’identité est une fiction

 

" « Le monde entier est un théâtre »

William Shakespeare

 

Les paradoxes de l’identité 
 

Le premier paradoxe de l’identité est qu’elle dépend de la personne que nous avons en face de nous. Le jeu de rôle fait une grande partie de notre identité. Les identités se font à travers la relation à l’autre, et ne sont pas statiques. Une attitude néo-coloniale force la personne d’en face à se comporter d’une certaine façon, opprimée ou vindicative. De même, une attitude néo colonisée crée en partie les réactions condescendantes ou culpabilisées de l’interlocuteur. En créant son identité, on force celle de l’autre.
 

Le second paradoxe de l’identité est que toute tentative de la définir la fonde, mais aussi la fige. Quand on crée les frontières identitaires et idéologiques autour d’un groupe, on crée des camps, on impose de choisir son camp. Cela revient à empêcher les transversalités, à annihiler les tentatives de penser différemment : on nie tous les points de vue pour officialiser la croyance majoritaire, qui a tendance à être la moins complexe, et donc la moins complète. Ainsi, la militance homosexuelle rend difficile à certains homosexuels d’affirmer leurs divergences par rapport à la pensée majoritaire de « leur groupe », qui s’arroge l’identité homosexuelle – un exemple à l’évidence déclinable à toutes les communautés. 
 

Le troisième paradoxe de l’identité, c’est que nous sommes peut-être plus la somme de nos oublis, que celle de nos caractéristiques conscientes. Dès lors, définir son identité, ce n’est pas seulement s’affirmer : c’est nier une immense partie de soi, sans doute bien plus grande que celle qu’on affirme. L’identité définie annihile beaucoup notre liberté d’être et d’imaginer ce que nous pourrions être. Spirituellement, philosophiquement, nous sommes contraints par une appartenance presque forcée.
 

 

 

L’individu, le collectif et la parole

 

Nous remettons en cause, avec beaucoup de raison et de retard, l’extrême individualisme qui nous a poussé à détruire les liens sociaux et familiaux, et le liant qui gardait toute la société unie et se dressait en barrage entre l’individu et son désir immédiat et égoïste. Pourtant, il faut se souvenir aussi que ce que nous aimons dans nos libertés, provient précisément de la place accordée à l’individu en tant que tel, et non seulement au groupe. C’est l’attention à l’humain individuel, à sa vie personnelle, au contrôle qu’il peut avoir sur son parcours dans la société, qui donne tout son sens à l’humanisme universel. A quoi sert une idée d’humanité qui vivrait pour elle, et non pour servir chaque être unique qui la compose ? 
 

Qui peut dire ce que nous sommes ? Le cœur d’un homme est-il réductible au sous groupe dont il fait partie, ou bien est-il immense et entier devant l’univers ?
 

L’habilitation à penser, à parler, qu’elle soit identitaire - je suis métis donc je peux parler des métis, je suis une femme donc je peux parler de la condition féminine, je suis lesbienne donc je peux parler des homosexuels - ou sanctionnée par un diplôme, est une confiscation absurde de la parole d’autrui. La parole, la pensée, mais aussi l’action devraient être ouvertes à tous. Il devrait toujours y avoir présomption de capacité dans les rapports entre les êtres humains d’une société. De capacité politique, intellectuelle, sociale. 
 

On doit pouvoir tout penser. On ne peut certes pas tout exprimer. Il nous faut un espace mental infini, il nous faut un espace d’expression vaste.
 

 

Possibilité d’être mauvais, possibilité d’être fou

 

Il paraît curieux de se battre pour la possibilité d’être un méchant. Il paraît curieux de se battre pour le droit au déséquilibre mental. Pourtant, la question n’est pas anodine : laisser les gens penser des choses méchantes, délirantes ou désagréables, est une garantie de la liberté de penser, de la liberté d’être : c’est un espace mental et intellectuel libre. 
 

Ce n’est pas parce que nous refusons l’intolérance et la discrimination que nous devons exiger une gentillesse agréée et généralisée. Les méchants et les fous jouent leur rôle, eux aussi, et contribuent au débat. D’ailleurs, si ces catégories des bons et des méchants existent dans toutes les sociétés, ceux qui les constituent changent régulièrement de camp, en fonction des modes intellectuelles et du pouvoir politique. La reconnaissance de la diversité, ce n’est pas seulement de la diversité des identités, mais aussi de la multitude des idées sur le monde.
 

Les identités de groupes, prescriptives, entament les aspirations de la personne, et nient l’existence d’un champ intime irréductible aux autres. Si je décide que je suis, au fond, de la même espèce que ma chienne et que nous sommes venues d’une planète lointaine pour visiter les conditions humaine et canine, est-il bon de me laisser vivre cette croyance en liberté ? C’est une grave question de société, historique, philosophique, mais aussi politique, à laquelle je ne trouve pas de réponse. 
 

 

 La compassion et la violence

 

Les plus belles idées possèdent leur monstre ; toute tentative de perfection risque de tourner à l’horreur, parce que le systématisme n’est pas capable d’embrasser la complexité de nos relations humaines. 

 

L’envers de la reconnaissance systématique de l’oppression, c’est l’oppression intellectuelle généralisée. Faut-il, alors, baisser les bras et cesser d’espérer améliorer le monde? Non. 
 

Il est dur de renoncer à la quête du remède idéal face au spectacle extrêmement violent du monde. Mais peut-être peut-on renoncer à la perfection comme but matériel, et s’en servir comme étoile du berger. Si la recherche de la perfection, économique, politique et intellectuelle, représente le totalitarisme égalitaire, l’acceptation de la fatalité correspond à la barbarie ultralibérale. Ces deux récifs sont des causes de naufrages tragiques. Il nous faut naviguer avec justesse pour les éviter. L’imperfection universelle s’oppose ainsi aux perfections totalitaire et ultralibérale. Il me semble qu’elle laisse à l’esprit plus d’espace mental que le totalitarisme, et au corps, plus de possibilité matérielle de vivre que l’ultralibéralisme. 
 

 

Partie III - Ne pas figer le futur: que la citoyenneté soit une réalité

 

 

« Suivant que nous aurons la liberté démocratique ou la tyrannie démocratique, la destinée du monde sera différente. »

Alexis de Tocqueville

 

Les droits de l’homme et du consommateur 

 

Nous ne devrions pas agréer la carte identitaire et les droits auquel elle donne accès. Avec les réductions identitaires, le petit-fils de paysans qui ne comprenaient que le patois et n’étaient jamais sortis de leur village ardéchois serait un coupable de la colonisation. 
 

Quiconque a connu quelques temps, pour quelque raison, ce que c’est d’être différent, ce que c’est d’être minoritaire, sait la cruauté du regard des autres. Mais la constitution de groupes d’intérêts identitaires communs ne peut constituer le moindre début de solution à ce problème vieux comme les sociétés humaines. Ne laissons pas l’Etat de droit devenir l’hypermarché des droits. Soyons, tous ensemble et chacun séparément, citoyens dans un Etat de droit et non consommateurs dans un Etat des droits. Car la République (Res Publica, chose publique) n’est pas un grand marché aux droits et les citoyens ne sont pas, face à ces droits, des associations de consommateurs. Si notre attitude de consommateurs forge notre attitude de citoyens, le monde peut devenir un procès géant et sans fin… 
 

 

Nous ne devrions pas agréer la carte identitaire et les droits auquel elle donne accès. Avec les réductions identitaires, le petit-fils de paysans qui ne comprenaient que le patois et n’étaient jamais sortis de leur village ardéchois serait un coupable de la colonisation. Quiconque a connu quelques temps, pour quelque raison, ce que c’est d’être différent, ce que c’est d’être minoritaire, sait la cruauté du regard des autres. Mais la constitution de groupes d’intérêts identitaires communs ne peut constituer le moindre début de solution à ce problème vieux comme les sociétés humaines. Ne laissons pas l’Etat de droit devenir l’hypermarché des droits. Soyons, tous ensemble et chacun séparément, citoyens dans un Etat de droit et non consommateurs dans un Etat des droits. Car la République (, chose publique) n’est pas un grand marché aux droits et les citoyens ne sont pas, face à ces droits, des associations de consommateurs. Si notre attitude de consommateurs forge notre attitude de citoyens, le monde peut devenir un procès géant et sans fin… 
 

 

• Un monde irréparable

 

Ce débat autour de la vérité historique et des identités relève d’une exigence néfaste de perfection. Certes, elles sont compréhensibles, ces tentatives de réparer un monde humain brisé, meurtri, révolté par sa propre « inhumanité ». La frontière est floue, qui distingue deuil et réparation - mais les morts ne se réparent pas. Croire à la réparation, c’est croire à un futur proche, parfait et éternel. C’est rétrécir le passé, c’est confondre le présent et l’éternité : nous n’acceptons plus l’histoire, nous voulons la figer à jamais dans le procès final de l’Histoire, et consommer la Justice éternelle pour des siècles et des siècles. Jusqu’où fouille-t-on l’histoire ? Au grand procès du monde, qui juge et qui est jugé ? Sur quels faits fermerons-nous nos yeux, sur quels morts dirigerons-nous nos projecteurs ? 
 

 

 

La navigation européenne

 

Demain, quelle Europe ? L’Europe tentera d’éviter les deux risques, les monstres égalitaires et ultralibéraux. 

 

Il faut aussi qu’elle évite de devenir une juxtaposition de cultures et d’identités qui se réservent le droit de discourir sur elles-mêmes, avec une cour de Justice qui tranche sur les vérités. Cela serait la mort de la liberté et de la démocratie. Cela serait totalitaire. 
 

Dans quel monde intellectuel voulons-nous vivre ? 
 

Accepter l’imperfection du monde et refuser la fatalité : tels pourraient être les points de repère de la navigation européenne… 
 

Accepter l’imperfection nous évite l’écrasante et infinie tâche de satisfaire théoriquement chaque groupe, chaque entité de notre société, par des prescriptions intellectuelles qui, sans libérer ceux qu’elles croient préserver, méprisent et ôtent la parole aux autres. 
 

Refuser la fatalité nous garde d’un faux pragmatisme qui consiste à considérer que rien ne sera jamais parfait et qu’il est par conséquent stupide et idéaliste de vouloir changer quoi que ce soit à l’ordre naturellement cruel du monde.
 

La démocratie, n’est-ce pas l’acceptation de l’incertitude qui frappe sans cesse à notre porte ? N’est-ce pas l’acceptation de l’inconfort intellectuel ? 
 

 

Edith de Cornulier-Lucinière in Newropeans Magazine, 2006

 

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lundi, 07 septembre 2009 | Lien permanent

Princesse est née dans la vallée de Sost

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Les premiers signes transparurent lorsque durant toute une semaine Princesse engagea une sorte d’étrange dialogue avec la nuit, fixant la lune et hurlant d’une voix qui n’avait plus les accents du bel canto.

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Un texte de Jean-Pierre Liénard

Dans la vallée de Sost, dans le beau pays des Pyrénées, le troisième jour du mois de janvier de la troisième année du nouveau siècle, vint au monde une Princesse. Ceci est l’histoire de son passage sur la terre des hommes et des animaux.

 

Le nom mentionné dans l’acte de naissance est mystérieux, et constitue une autre manifestation de la propension de certains à succomber à la mode des noms exotiques. Il faut ici en passer par une recherche linguistique pour en trouver l’origine dans un dictionnaire des langues bantoues d’un certain pays d’Afrique, en l’occurrence un verbe désignant l’action de jouer.

 

Celle qui deviendra beaucoup plus tard notre bonne princesse fut adoptée à l’âge de quelques jours par la compagne d’un berger, une personne savante qui étudiait avec opiniâtreté et détermination l’art de soulager les maux de toutes natures qui affectent les humains. Tous deux eurent tôt fait de la rebaptiser d’un nom moins intriguant quoique peu pyrénéen. Ces proches témoins sont hélas peu diserts en anecdotes sur la prime enfance de notre princesse. Il nous faudrait en appeler au talent qui habite les poètes et les conteurs, les peintres et les musiciens pour imaginer sa découverte du monde et de ses habitants, et pouvoir décrire par le menu ses premiers apprentissages, ses jeux favoris, ses surprises et ses peurs. Il reste de façon certaine qu’elle fut élevée à la campagne, dans la proximité des animaux de la ferme, au pays que dessine le plateau de Lannemezan. Il est également sûr qu’elle eut une compagne d’enfance de proche lignée, belle enfant plus âgée qu’elle, baptisée du nom de Belle. Celle-ci disparut malheureusement quelques mois plus tard, atteinte par un mal, un haut mal qui touche aux viscères. Et l’on peut imaginer que son activité de fermière et de gardienne de bassecour aida la Princesse à faire le deuil de son ainée Belle. Quand sa maitresse d’adoption, contrainte et forcée d’exercer son métier de guérisseuse loin des pays de montagne, abandonna le berger et leur Princesse, vint une nouvelle maîtresse prendre le relai dans la demeure du berger. De cette époque, le narrateur ne dispose que de rares anecdotes propres à alimenter la chronique princière. Mais il nous revient en mémoire au moins le récit de certain mystère autour de sa santé puis de son élucidation. Inquiets des signes manifestes d’amaigrissement de leur enfant, ses parents d’adoption optèrent pour une stratégie de surveillance à son insu. Quelle ne fut alors leur surprise quand ils découvrirent que la naïve se faisait dérober une bonne part de son panier quotidien par un hérisson d’une taille exceptionnelle (aux dires du maître). Car toute occupée à l’apprentissage de la science ancestrale de la pharmacopée (un savoir qui l’accompagnera toute sa vie durant, et nous-mêmes la surprîmes souvent à rechercher certaines herbes aux vertus curatives), la belle enfant en délaissait ses provisions de bouche et en abandonnait l’usufruit aux êtres qui peuplent la nature. Décidément douée pour les sciences naturelles, Princesse ne se faisait pas beaucoup prier par exemple, quand son maitre l’invitait à « aller aux champignons » dans les sous-bois du pays de Comminges. C’est ainsi qu’au fil de ces années d’enfance et d’adolescence, notre héroïne acquit une inébranlable confiance en elle, affichant une haute taille et une force exceptionnelle. Ne se déparant jamais de son manteau d’hermine, de son panache et de ses pendentifs, elle devint la belle Princesse dont l’image est désormais à jamais fixée dans la mémoire de tous ceux qui la connurent.

 Loin des montagnes, il se trouva que l’ancienne maitresse, partie parachever l’apprentissage de sa science aux universités de la grande ville, contracta un mal, un haut mal qui affecte le corps et ses fluides. Les remèdes décidés par les savants que l’on ne trouve que dans la grande ville vinrent à bout du mal, en échange d’une chevelure. C’est à cette époque troublée et angoissante que l’ancienne maitresse proposa au narrateur de cette chronique de l’accompagner aux Pyrénées, afin de revoir le berger et sa nouvelle compagne, et de retrouver sa Princesse.

 C’est ainsi qu’eut lieu notre rencontre. Et comme dans les plus belles histoires, elle commença de façon inattendue, une manière de rebondissement qui ne laissait alors aucunement présager ce qu’il advint plus tard. Arrivée devant la porte de la demeure, la bonne maitresse revenue sur les traces de son passé ne fut pas reconnue de prime abord par la Princesse !Qu’il s’agisse de l’absence de chevelure, ou d’effluves inédits liés aux remèdes reçus à la ville, ou d’une manifestation de rancune, nul n’approfondit véritablement les raisons pour lesquelles Princesse refusa de fêter ces retrouvailles, et telle une sauvageonne rétive et rebutée par toute familiarité, fit mine d’ignorer le retour au pays de sa prodigue maitresse. Et le narrateur, s’avançant avec assurance et bravoure pour proposer sa médiation se fit pincer, sans effusion de sang, disons plutôt « serrer la main », comme le docteur Binet se faisait griffer par Victor, l’enfant sauvage d’Aveyron !

 Telle et ainsi fut notre première rencontre.

 Il convenait donc de dépasser l’appréhension générée par ce premier abord décevant. Peu après, dans les quelques jours que dura cette ambassade, Princesse accepta une promenade au marché de Montréjeau. Il nous souvient de l’impression de force qu’elle donnait, le tirant si fort par la main qu’il se sentit peser autant que plume et bien moins que chair et os. Le narrateur se souvient aussi du regard inquiétant, aussi profond que les âges auxquels remontent les lignées de Princesse, un regard de louve dominant les meutes. Peu encline à recevoir les avances de prétendants, peu sensible à la flatterie, elle affichait des manières de coureur des bois, lançait aux alentours ses chants rauques de chamane, ne s’interrompant que pour boire force rasades d’eau de pluie à même un vase de pierre, sans tenir grand compte de la faune d’insectes qui y fourmillait. Pourtant, dans les jours qui suivirent, les relations vinrent à s’améliorer et Princesse autorisa qu’on l’approche, et même que notre main la touche jusqu’à oser une caresse. La brève durée de cette première rencontre ne suffit cependant pas pour apprivoiser la belle. De courtes visites s’échelonnèrent sur plusieurs années, alors que la famille de Princesse quittait sa ferme de Lannemezan pour un large domaine près de la ville de Villeneuve.

 Nous la revîmes alors, qui régnait sur ce flanc de colline faisant face à la chaine des Pyrénées. Ses maîtres avaient adopté un fringuant adolescent de lignée roturière, diplômé de l’école de chasse et doté de qualités physiques exceptionnelles, particulièrement doué pour la course. Princesse, plus âgée que ce remuant jeune homme, n’eut guère d’efforts à faire pour s’imposer, car sa prestance suffisait d’emblée à exprimer le respect qui lui était dû. Il fallait voir comment gravitait ce jeune monsieur de Beagle autour de la belle, dans une ambiance de jeux courtois comme il s’en pratiquait aux époques de la chevalerie. Lors des courtes visites que nous rendîmes avec son ancienne maitresse, Princesse aimait nous accompagner tout en haut du domaine, par delà les abris des volatiles de toutes plumes, par delà le potager, jusqu’au sous-bois d’où l’on dominait le pays qui s’étend jusqu’à la ligne bleue des pics pyrénéens. Nous étions désormais devenus familiers l’un à l’autre.

 C’est à cette époque que Princesse connut quelques années de disgrâce. La rumeur mal intentionnée l’accusait de chanter à tue-tête, plus fort que le chasseur. Nous concèderons à la vérité que notre Princesse ne se départit jamais de sa forte appétence de l’exercice du chant. Sans volonté aucune de rabaisser ses dons en nous référant à un outil quelque peu rudimentaire, nous pourrions qualifier sa manie de « wouwouzélée ».

 Or les manants du voisinage à l’origine de la cabbale, non contents de poser plainte auprès du bailli en charge du comté, entreprirent des actions violentes. Il n’était alors pas rare que l’on trouvât des pierres dans le jardin privé de Princesse. On tient habituellement pour vraisemblable que ces méchants hommes et leurs méchantes commères ont à plusieurs reprises non point seulement menacé mais véritablement attenté à la vie de la noble personne.

 Puis vint le temps où les dissensions éclatèrent dans la maison des maîtres. Dépêché par les autorités, une veille de Noël, le chroniqueur découvrit que le maître, afin de l’éloigner du voisinage et de faire allégeance aux injonctions de la maréchaussée, avait installé sa progéniture dans un lointain hameau bien à l’écart de la grand route, une sorte de froid donjon abandonné et en l’état inhabitable. Princesse, Monsieur de Beagle et la jeune dame qui désormais l’accompagnait, tous trois connurent en cet hiver froid des conditions de vie difficiles, dormant à même la paille et dans l’angoisse d’être privés de pitance. Plus grave encore, on eut pu craindre que toute la fratrie ne ressentît le mal, le haut mal de neurasthénie. Princesse n’eut de cesse alors d’exercer ses talents de chanteuse pour conjurer sa mélancolie.

 L’ancienne maitresse n’avait cependant jamais tenu secret son projet de reprendre son enfant dès que sa situation le permettrait. Un beau jour de printemps, nous décidâmes de proposer au maître des lieux de conduire Princesse en un pays où elle serait définitivement tenue à l’abri des vilains. Un équipage se mit en branle et descendit de la bonne ville de Paris en direction du bourg de Villeneuve. Les maitres acceptèrent mais non point sans amertume. Le transfert eut lieu en chemin, L’ambassade parisienne et la délégation de Villeneuve se rejoignirent en un lieu prémédité afin de procéder au transfert. L’ancien maître cachait mal sa rancune en remettant aux gens de l’ambassade parisienne les oripeaux et le trousseau de Princesse.

 Le convoi lança ses chevaux en direction de la capitale. Princesse n’eut pas envie de chanter. Elle se tenait coite et se laissait bercer par les cahots de la route et la nouveauté de cette expérience. Pour première étape, l’équipage fit halte dans une auberge mise à disposition par les époux Canso, dans la bonne ville de Bagnères. Cette nuit là, Princesse ressentit le mal, le haut mal qui affecte les déracinés. Car après tant de nuits passées sur la paille, le confort et l’aspect neuf de ce logis d’emprunt ne l’autorisèrent pas à trouver le repos du voyageur. Après s’être vus offrir quelques victuailles, armés d’une botte d’oignons et de kilos de pommes de terre, l’équipage reprit la route en direction de la capitale. La vérité requiert de ne point exagérer le confort de l’équipage, mais Princesse n’eut cure de l’étroitesse de l’espace étriqué de l’habitacle. De fait il est remarquable de constater combien Princesse montra de courage à affronter l’inconnu de sa destination.

 Car on ne l’avait point mise au courant. Si loin de ses racines pyrénéennes, on eut pu croire que la belle personne souffrirait du mal, du haut mal qui affecte les exilés définitifs. Toutefois, elle s’habitua assez vite à sa nouvelle vie. Une vie partagée entre la grande ville et la campagne du Perche.

 Il me souvient avec émotion des habitudes prises par Princesse dans la capitale, à commencer par ce comportement rétif à la technologie qui imprègne si profondément le mode de vie dans les grandes cités. Notre demeure en ville se situant dans les hauteurs, mais bénéficiant du confort d’un élévateur, jamais cependant elle ne consentit à s’y rendre autrement qu’en grimpant quatre étages d’escaliers. Et son empressement à se rendre dans la rue fit qu’à force de dévaler les marches, elle fit parfois quelques glissades sur les fesses. Désormais loin de son occupation de fermière, elle se consacra à une activité sociale, s’arrêtant pour requinquer le moral de petites mamies attirées par sa belle robe (mais que pourrait bien habiller une princesse d’autre qu’une belle robe ?) et ne se départissant jamais d’une sociabilité et d’une humeur égale. Nombre de commerces et d’échoppes de marché se souviennent de sa prestance (comme en attesteront par la suite leurs témoignages). A la ville elle sut réfréner son irrépressible besoin de chanter et prit bien plutôt à cœur ce rôle social auprès des vieilles personnes, ne laissant transparaître qu’à de très rares occasions ses manières autoritaires de louve alpha.

 Nous passâmes également de longues journées, durant quelques saisons, à choisir et marquer peu à peu nos chemins favoris dans la campagne du Perche, en particulier ces promenades autour de l’étang (que nous renommerons Lac dans une volonté assumée d’embellissement de l’Histoire). Là nous aimions nous consacrer à l’observation de la nature, qu’il s’agisse des réunions de familles de multiples volatiles migrateurs, d’une compétition de saut en hauteur organisée par les carpes, ou de jeux de glissades de jeunes ragondins sur les mares gelées par l’hiver. Princesse herborisait et nous marchions alors en parfait accord, à la seule réserve que Princesse ne pouvait s’empêcher de passer outre nos remontrances et de s’abreuver à même le Lac, au risque de contracter un mal, quelque haut-mal paraît-il du à la pollution, contre lequel les villageois nous avaient mis en garde. Le soir venu, elle aimait assister à la préparation du repas et se régalait à ouvrir des noix ou à croquer le pain sec. Nous allumions un feu dans la cuisine du manoir de la maitresse, et bien qu’indifférente au froid carrelage, Princesse y faisait sécher ses atours trempés de pluie et maculés de boue percheronne.

 Parfois, aux jours plus cléments, elle étendait sa robe sur la terrasse ou au jardin, et méditait ou sacrifiait à son ancienne passion pour le bel canto, dont les échos franchissaient le mur d’enceinte du manoir et couvraient le babil incessant des hardes de corneilles et des couples de ramiers claquant à grands fracas leurs livres d’images au faîte des grands chênes. A la nuit tombée, avant le coucher, nous aimions nous asseoir côte à côte pour humer l’odeur d’herbe coupée et observer les étoiles. Toujours elle me laissait la prendre par le cou.

 Au jour du Nouvel An, nous l’emmenâmes faire une escapade au nord du nord. Notre projet était de lui montrer la mer, ce dont elle n’avait jamais eue l’occasion près des Pyrénées, durant ses années passées en pays de Lannemezan ou de Comminges. Un jour de ciel « bas et lourd, pesant comme un couvercle » comme l’exprima si bellement un poète maudit, conduite sur la grève par une jeune nièce, elle fut bel et bien décontenancée par l’étendue grise et peut-être ressentit-elle de la crainte face à l’idée d’infini, comme un niçois peut être pris d’oppressement perdu dans la baie de Somme. Pour la première fois, mal assurée, presqu’apeurée. Mais elle accepta de bonne grâce l’invitation de notre jeune cousine à une courte galopade sur le sable durci.

 Nous ne savions pas alors que cet hiver serait le dernier. Les premiers signes transparurent lorsque durant toute une semaine Princesse engagea une sorte d’étrange dialogue avec la nuit, fixant la lune et hurlant d’une voix qui n’avait plus les accents du bel canto. Au début du printemps, elle ressentit les atteintes d’un mal, un haut-mal mystérieux qui affecte les viscères. Et ce fut triste de la voir perdre l’appétit et le goût des promenades. Elle fut examinée à la ville. Le diagnostic tomba comme un couperet : un bien haut-mal. Une accalmie artificielle due aux remèdes de surface permit qu’elle se sentît mieux et retrouvât quelque plaisir en croquant de petits morceaux d’un pain des contrées boréales. Mais le rythme accompagnant nos désormais lentes pérégrinations tenait plus de la samba triste que de la polka. Elle se réfugia dans une attitude de renoncement, se tenant à l’écart et coite, tout en s’en remettant à nos soins attentifs. Au terme d’une longue agonie, une brève expression de reconnaissance de notre présence interrompit brièvement les assauts de la souffrance. Puis elle nous quitta et ce fut, pour nous et pour la maîtresse, durant tous les jours qui suivirent, comme si le monde s’assombrissait, puisque désormais privé de sa mante et de son panache d’hermine.

 Quelques traces subsistent de son passage sur notre terre. Quelques flocons chus de son manteau parsèment sans doute encore nos anciens chemins favoris. Quelques vieilles personnes, êtres perclus de solitudes citadines, gardent mémoire de leur rencontre avec notre amie qui n’hésitait pas à leur prodiguer chaleur et tendresse généreuse. Il nous reste quelques images saisies par l’appareil photo et l’écho qui les accompagne. La résurgence de son odeur campagnarde conservée dans un bout d’étoffe ou quelque couverte. Le souvenir de scènes d’une joie enfantine quand nous satisfaisions ses requêtes. Celui de son enthousiasme et de ses courses précipitées quand nous l’appelions pour aller en balade. Ses marques de surprises. Sa façon de manifester son affection quand, revenue de la campagne avec sa maîtresse, un peu essoufflée par l’escalier menant au logis, elle venait poser sa tête contre notre poitrine et que nous restions ainsi longuement unis. Toutes ces images sont désormais gravées, sauvegardées dans nos mémoires. Puissent-elles éclairer le reste de notre chemin.

 Jean-Pierre Liénard

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vendredi, 01 mars 2013 | Lien permanent | Commentaires (1)

la traduction de l'humanisme

 

 

L'humanisme et les droits de l'homme au regard
des langues quechua et tahitienne

N&B1600_47.12.jpgphot Edith CL pour VillaBar

Par Edith de Cornulier-lucinière

 

L’humanisme n’est pas la seule façon que les humains ont inventée pour respecter les êtres humains dans leur ensemble, dans leur diversité, dans leurs individualités. D’autres cultures, d’autres expériences du monde existent. Remettre en cause l’humanisme comme seule idée généreuse fait peur. Certes, nous avons des raisons d’avoir peur d’un relativisme sans éthique, qui consisterait à dire que toutes les idées se valent, que le jugement qu’on porte sur elle n’est jamais que l’expression d’un point de vue ; que celui-ci ne saurait s’ériger en vérité universelle. Pourtant, la négation des réalités culturelles, sous le prétexte que certains pourraient s’en servir pour émettre des interprétations violentes, n’est pas une solution durable. L’humanisme est une notion très occidentale, et sa diffusion dans le monde s’est faite souvent par la violence. Nous voudrions montrer comment l’évangélisation constitua la première forme de diffusion de l’humanisme à travers le monde, et comment, aujourd’hui, la théorie des droits de l’homme ne se traduit et ne se comprend dans des cultures que grâce à ce précédent évangélisateur. Une telle démonstration ne veut pas s’attaquer à l’humanisme, ni le dénigrer. Il s’agit de montrer, en premier lieu, que ce qui paraît évidence dans notre pensée ne l’est pas forcément dans d’autres, tout aussi dignes d’intérêt ; il s’agit aussi d’ouvrir la porte à d’autres façons de vivre le monde et de respecter les êtres.

Notre étude porte sur la façon dont les missionnaires chrétiens, catholiques du Pérou au XVI et XVIIèmes siècles, et protestants de Tahiti au XIXème siècle, s’y sont pris pour remanier les langues indigènes afin d’y importer les concepts nécessaires à l’évangélisation qu’ils entreprenaient.

Claude Levi-Strauss, dans son livre "La Pensée sauvage", rappelle qu' "on s'est longtemps plu à citer ces langues où les termes manquent, pour exprimer des concepts tels ceux d'arbre ou d'animal, bien qu'on y trouve tous les mots nécessaires à un inventaire détaillé des espèces et des variétés. Mais, invoquant ces cas à l'appui d'une prétendue inaptitude des "primitifs" à la pensée abstraite, on omettait d'abord d'autres exemples, qui attestent que la richesse en mots abstraits n'est pas l'apanage des seules langues civilisées".

Prenons le mot humain, tel que nous l'entendons, en français, lorsque nous définissons notre espèce, dans un double sens scientifique et "identitaire"- c'est-à-dire quand nous apparaissent à la fois les caractéristiques physiques de l'espèce humaine, et le sentiment diffus de sa place particulière, l'extrayant du monde des autres espèces. Ce sens particulier que prend humain ne trouve pas de synonyme dans les langues polynésiennes et amérindiennes. Il en découle que beaucoup de traductions, bilatérales, sont imprécises ou erronées.

A travers l'étude de textes missionnaires quechuas et tahitiens, on peut mettre au jour comment des concepts issus de la tradition judéo-chrétienne européenne ont été traduits et "installés" dans les langues quechua et tahitienne en vue de prêcher le christianisme. Cette comparaison dévoile qu’en quechua comme en tahitien, les problèmes rencontrés par les missionnaires pour christianiser concernaient plus les oppositions entre les mots que le manque de mots. Ainsi, l'absence du mot animal dans ces deux langues, pour parler de tous les animaux non humains, souligne cette impossible correspondance entre le mot humain et ceux qui lui correspondent en quechua et en tahitien. Nous verrons comment, dans les Andes et en Polynésie, ces missionnaires s'y prirent pour surmonter le gouffre culturel auquel ils durent faire face pour leur entreprise de colonisation intellectuelle - en fait, le remaniement du lexique des langues de réception.

La filiation entre cette démarche et celle de la traduction de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen, texte fondamental de l'époque contemporaine, est claire : fondée sur l'humanisme, elle fait appel aux concepts que les missionnaires avaient importés dans ces langues. Cette traduction moderne doit à la précédente autant que les droits de l'homme doivent au christianisme.

 

I L’animal, une catégorie humaniste

 

Sa solitude dans la parole est l’une des grandes interrogations de l’être humain, seul animal à penser sa propre particularité avec des mots. Le lexique est un témoignage de cette expérience. A travers la façon dont elle classe les êtres animés, inanimés, connus et imaginés, la langue dévoile des interrogations sur le monde, et des tentatives de réponses.

Dans les langues scientifiques occidentales, l'homme érige une frontière entre lui et les autres animaux en les classant sous le nom générique animal. Elle nous paraît évidente, la conception extrême d'une animalité englobant une somme énorme d'êtres différents, des poissons, insectes, limaces, mammifères, primates, pour y opposer l’humain. Si la possession de catégories est commune à toutes les langues - les langues polynésiennes, qui ne connaissent pas animal, ont bien "i'a", pour poisson - la catégorie animal, qui place invertébrés et primates dans la même catégorie, ne s'explique bizarrement que par l'anthropocentrisme. Cette tentation partagée de focalisation sur sa propre espèce, sorte de protectionnisme philosophique, a été poussée à fond chez nous. D’autres cultures, en n'érigeant pas cette frontière radicale, proposent une vision de l'homme différente du questionnement "occidental". Il est d'ailleurs facile d'imaginer l'absence du mot animal dans des cultures où l'identité personnelle ne se réduit pas à l’état humain, qu'on vive sous le signe d'une espèce animale, ou qu'on ait des relations familiales avec des animaux, par exemple un frère réincarné en bison.

Comme l'explique l'anthropologue Philippe Descola : «À la différence du dualisme moderne qui distribue humains et non-humains en deux domaines ontologiques plus ou moins étanches, les cosmologies amazoniennes établissent entre les hommes, les plantes et les animaux une différence de degré et non pas de nature (…) Les Achuar établissent certes des distinctions entre les entités qui peuplent le monde. La hiérarchie des êtres animés et inanimés qui en découle n'est pourtant pas fondée sur des degrés de perfection de l'être, sur des différences d'apparence ou sur un cumul progressif de propriétés intrinsèques. Elle s'appuie sur la variation dans les modes de communication qu'autorise l'appréhension de qualités sensibles inégalement distribuées".

L'inexistence de cette dualité "humains- animaux" amène inévitablement l'absence de la dualité "culture- nature".

En tahitien, animal se dit ‘animara, un emprunt à l’anglais animal. Le quechua, a emprunté animal à l’espagnol. En hawaiien, langue très proche du tahitien, il existe un néologisme de animal forgé sur des racines hawaiiennes, englobant tous les animaux non humains. Ce mot date évidemment de la rencontre avec l'Occident. En effet, il est impossible que holoholona, forgé à partir du mot holo : courir, (holoholo : courir beaucoup, très vite) ait pu désigner autant une chauve-souris, un otarie, un oiseau ou un poisson dans la langue hawaienne pré-européenne… C’est une définition conceptuelle, chrétienne et humaniste, de l’animal.

Comme le mot « hommes » dans les langues latines, le tahitien et le quechua ont un mot qui prend le double sens "humain / humain mâle" (quechua : runa ; tahitien, ta’ata). Pour rendre son sens équivalent au sens latin, il a suffit aux missionnaires de l'opposer à un nouveau mot : "animal", dont la création a eu la même histoire dans les deux langues. On a tenté d’élargir le sens du mot quechua uywa et du mot tahitien puaa, qui signifiait bétail, animaux de la maison. Cette solution figure dans les premiers prêches écrits des missionnaires. Mais bientôt l’emprunt animal s’est imposé.

 

Nous, les êtres humains

L’idée courante que les amérindiens et Inuits s'appellent eux-mêmes les êtres humains, revêt dès lors un aspect frelaté. Elle laisse entendre que ces peuples considèrent qu'ils ont une primauté à l'humanité. En fait, les Indiens peuvent par ce mot exprimer le nom de leur ethnie (nous les Sioux), la notion d'indigène (nous les Indiens), ou, effectivement, le fait qu’il s’agit de gens humains.

Nous les êtres humains. Tel est le titre du livre des anthropologues péruviens Valderrama et Escalante, qui transcrit la parole de deux paysans andins. Etant donné le contexte de paysans quechuaphones interrogés par des universitaires citadins, la traduction fidèle de l’expression quechua Ñuqanchik runakuna eut été nosotros los campesinos, nous les paysans, ce qui signifie : nous, les paysans qui vivons dans les montagnes, loin des villes, selon les règles des communautés andines. Il arrive qu'un paysan hispanophone blanc des Andes, par exemple, soit plus runa, dans l'esprit des deux hommes interrogés dans ce livre, que deux quechuaphones d'ethnie andine vivant en citadins à Lima. Runa est souvent employé comme "Indien" ou "campesino," paysan de la montagne, et correspond plus à un mode de vie qu'à une quelconque référence ethnique, linguistique, ou spéciste. La traduction par humanos, humains, des anthropologues ordonne ainsi au lecteur une interprétation erronée, qu'une traduction sobre aurait évitée. Elle crée un "homme andin" qui aurait une définition précise de l'humanité, dont il serait la forme la plus évoluée, ou tout au moins la plus représentative, puisque les autres humains n'en feraient pas partie. En faisant comme si ces cultures s’excluaient elles-mêmes d’une pensée globale sur le monde, elle les place en outre dans une situation d'éternel objet de travail pour l’ethnologue.

La recherche de la publicité et de l’exotisme, doublée d’un désir de s’apitoyer sur des gens en situation dominée, justifie-t-elle une telle tromperie ? On retrouve ce type de traductions publicitaires pour les amérindiens des Etats-Unis et du Canada, par exemple dans l’expression "homme-médecine", qui signifie soignant ou guérisseur. Lorsqu'on traduit un texte de l'anglais, on ne dit pas "l'homme-feu" pour le pompier –fire-man.

 

 

La notion d’occident, d'usage répandu mais flou

Puisque nous comparons des langues dites occidentales et des langues comme le quechua ou le tahitien ; il est nécessaire de clarifier la notion d’Occident, et celle de langue occidentale.

Pour le Petit Robert, le sens courant d’occident donne "région située vers l'ouest, par rapport à un lieu donné ; partie de l'ancien monde située à l'ouest. L'empire romain d'Occident". Le sens politique englobe l'"Europe de l'Ouest, les Etats-Unis et, plus généralement, les membres de l'Organisation du Traité de l'atlantique Nord". Ce qui est "occidental" est "à l'Ouest", ou bien "se rapporte à l'Occident, à l'Europe de l'Ouest et aux Etats-Unis". Enfin, "occidentaliser" signifie "modifier conformément aux habitudes de l'Occident".

Comme le rappelle Joseph Earl Joseph, dans son livre sur la standardisation des langues "Eloquence and Power", la civilisation occidentale et l’Occident ne se confondent pas. La civilisation occidentale n’est pas européenne, mais s’est développée en Grèce parmi une élite, puis s’est transmise à Rome pour se disséminer dans le Proche Orient puis en Europe. Peu à peu, elle a touché un nombre de plus en plus grand de gens, de peuples, en Europe et ailleurs, souvent avec violence. Ainsi une langue occidentale ne doit pas se confondre avec une langue de civilisation occidentale. Le basque, n'ayant pas participé de la construction de ce qui fait l'organisation de notre vie contemporaine, technique et humaniste, ne serait alors pas une langue occidentale, moins en tout cas que le japonais. Lorsque nous parlons des langues de civilisation occidentale, nous devrions accoler l’épithète scientifique. Les "langues scientifiques", au sein desquelles le système de vie moderne actuel s'est créé, sont le passage obligatoire, le lieu à partir duquel on étudie et commente les autres cultures. Nul échange culturel ou linguistique direct n'a lieu entre une communauté sioux et une communauté quechuaphone, ou une communauté parlant une langue bantoue et les Tchouktches. Ce résultat d'un ordre économique et politique altère ainsi l'intensité des rencontres interculturelles.

 

 

II La langue christianisée

 

« Que Jéhovah (…) me rende capable de renoncer à toutes mes coutumes perverses pour devenir un des siens, et être sauvé par Jésus-Christ, notre seul Sauveur". Lettre du roi Pomaré du 25 décembre 1812, quinze ans après l'arrivée, sans armes, des premiers missionnaires à Tahiti

 

Deux siècles séparent l'évangélisation andine de celle des îles sous le vent. La découverte de l'Amérique latine, lors des premières grandes explorations européennes, ouvre l'ère missionnaire. Dans l'ex-empire inca, renversé facilement, la colonisation et la christianisation vont de pair ; pouvoirs colonial et religieux sont liés. L'exploration de la Polynésie commence en 1767, le partage de l'Océanie insulaire entre les puissances colonisatrices a lieu à partir de 1870. La christianisation a de loin précédé la colonisation. A Tahiti, la conversion volontaire du roi Pomaré change la nature de l'évangélisation : elle est promue "de l'intérieur". Les missionnaires ont oeuvré à la transformation radicale de la Polynésie en toute indépendance, réalisant les théocraties missionnaires du Pacifique Sud.

Le regard sur les peuples autochtones oscille entre l’image d’un peuple préservé du péché par Dieu, qui les a maintenu dans l’ignorance et la pureté, les préparant ainsi à une conversion idéale et parfaite, et celle d’un peuple perverti par le diable. Dans les deux cas on en vint à imaginer un monothéisme originel oublié chez les Tahitiens et les peuples andins, qu’il fallait raviver. Les missionnaires versaient souvent dans l’une ou l’autre des versions, entre peuples immaculés, peuples amnésiques et peuples pervertis. Tel est le paradoxe du regard sur autrui, miroir mythique reflétant l'innocence préservée ou l’incarnation du mal. Au XVIème siècle, le Père Francisco de la Cruz (mort sur un bûcher de l’Inquisition au Pérou), convaincu que les Amérindiens constituaient l’une des tribus perdues d’Israël, voyait une filiation entre les lexique hébreu et quechua. A Tahiti, nombreux furent ceux qui décelèrent des ressemblances frappantes entre le tahitien et l’hébreu.

 

De la langue à l’esprit

La « conversion des mentalités » est un terme forgé tardivement par les missionnaires pour exprimer l’idée que la conversion s’effectue en profondeur, au-delà du conscient contrôlé des gens. Il s’agit de s’attacher à l’« élimination des structures de péché » présentes dans les cultures, en remodelant les liens qui entremêlent le champ de l’intériorité de la personne et le thème de la culpabilité. L’intériorité de l’individu doit être transformée, pour n’être plus propice aux péchés favorisés par sa culture. Dans la création linguistique missionnaire, la conversion des mentalités passe par la modification des relations sémantiques qui existent au sein de la langue.

Le prosélytisme religieux fut, dans le monde entier, la plus grande motivation de standardisation des langues et de diffusion de l’écriture. La suggestivité fluide qui lie entre eux les mots et expressions d’une langue, créée par la mémoire des paroles, des textes entendus, constitue le « contexte »  linguistique commun aux locuteurs d’une langue. Cette suggestivité forme le style et la pensée du groupe humain entier qui partage cette langue. La connaissance spontanée des nuances qui entourent chaque mot et des liens qui les unissent, permet une intercompréhension intuitive entre les gens. C’est à la modification du réseau de ces appels et de ces renvois entre les mots d’une langue, que l’évangélisation linguistique s’attelle. L’évidence n’existe pas mais se construit. Il faut que ces réseaux s’ordonnent de façon à ce qu’une pensée christianisée émerge de la langue.

 

La pensée, le corps et l’expérience du monde

Dans les Andes, les missionnaires réalisèrent que les distinctions entre pensée et sentiment n’existaient pas de la même façon, non plus que le jugement sur les degrés de réalité du monde mental et du monde physique. Dans les confessionnaires quechuas, l’alternance constante entre les questions sur les actions effectuées et les actions imaginées, rêvées ou désirées vise à distinguer la pensée et l’action, qui ont une différence non pas de nature, mais de degré - la première étant moins grave, puisque moins réelle que la seconde. Le monde réel se réduit au monde mesurable ; les autres dimensions appartiennent soit au champ de l’imaginaire et du mensonge, soit au domaine de Dieu - ou à celui du diable. Le catéchumène andin, pour qui la virtualité des choses ne constituait pas une mesure de leur irréalité, doit apprendre à se lire d’après ces critères nouveaux.

Dans les Andes, le regard, comme la parole, n’étaient pas hors du monde. Les missionnaires durent traduire une pensée ex nihilo au sein d’une culture pour qui la pensée surgissait de mundo. Ils transmirent qu’être au monde ne constitue pas en soi une pensée, que la pensée se sépare du corps. Cette insistance à modifier le rapport à la pensée et à l’action crée de nouvelles frontières entre l’intériorité et l’extériorité de la personne : la christianisation a redessiné les frontières du réel. Un exemple est la création d’un mot quechua pour dire le corps.

Ukhu (dedans, intérieur), tombé en désuétude depuis, a été utilisé pour traduire le concept, inexistant en quechua, de corps. Mais cette création missionnaire corps (ukhu), signifie au départ intérieur, profond. Il n’est pas inintéressant de relever que Ukhupacha (ukhu, intérieur, pacha, monde) « monde intérieur », ou inframonde, a été créé pour signifier « enfer ». Donc Enfer, littéralement, veut aussi dire « monde du corps ». Le corps est à l’âme ce que l’animal est à l’homme : une entité matérielle inférieure et nécessaire.

 

La traduction des "oppositions" chrétiennes

Les missionnaires, pour introduire des idées nouvelles, telle un dieu unique et créateur, la place spéciale de l'homme dans la nature parce qu'il est fils de Dieu, l'âme, usent d’outils linguistiques que sont l'emprunt, le néologisme, ou l'altération d'un mot indigène. Un emprunt est l'adoption d'un mot étranger, tel quel ou en l'adaptant à la phonologie de la langue qui emprunte. Le néologisme est la création d’un nouveau mot, au moyen de racines de la langue locale, mais en copiant la formation dans la langue originale. L’altération d’un mot consiste, par un procédé rhétorique de répétition, à vider un mot indigène de son sens initial pour lui faire porter une définition chrétienne. Ainsi, le mot quechua musquy a été vidé de ses connotations religieuses et divinatoires pour signifier simplement « rêve ».

L’historien Juan Carlos Estenssoro énonce que ce n’est souvent pas le manque de mot correspondant qui gêne les missionnaires, mais la profusion de notions qui ne relèvent pas du dualisme chrétien. Dès lors, traduire, c’est installer des oppositions dans la langue. Au dela de la difficulté à traduire un mot, il est souvent impossible de traduire l'implication de ce mot, par rapport à un autre mot. On peut éventuellement trouver au sein de la langue réceptrice un mot qui conviendrait, mais comment traduire les nuances qu’il porte, et surtout la nuance d'opposition à un autre mot ? C'est la traduction de cette opposition qui constitue tout le travail intellectuel du missionnaire. Ainsi, le mot "supay", "démon", présent en quechua, pourrait traduire diable, mais il ne s'impose pas absolument et catégoriquement comme l'opposé parfait de "Dieu". Or, cette opposition est précisément ce dont la foi chrétienne témoigne, et ce qu'elle veut transmettre.

L'emprunt (ou le néologisme) systématique "animal" dans les langues christianisées ne le possédant pas relève de ce phénomène ; ce n'est pas qu'on a besoin d'un terme décrivant la catégorie animale, mais bien d'un terme s'opposant de façon radicale à celui d'humain, isolant l'humain. C'est parce que le missionnaire a besoin d'extraire l'humain du "reste" de la "nature", qu'il a besoin du mot animal. Ce n'est donc pas l'existence préalable, ou la traduction de humain et animal dont on a besoin, c'est de leur opposition. Cette opposition n'est jamais sans ambiguité ; le jeu des oppositions se complexifie par un réseau hiérarchique d’assimilations. L’âme s’oppose au corps, Dieu s’oppose à Satan, le chrétien s’oppose à l’Indien, l’homme s’oppose à l’animal, ce que l’on peut traduire par : le bien s’oppose au mal. Mais l’humain est un animal, l’Indien peut être un chrétien, et l’esprit est contenu dans la matière. La catégorie humain s'oppose à animal tout en en faisant partie. Dans animal, il y a humain, mais humain est presque le contraire de animal (grâce à âme). Dieu est plus grand que humain qui est plus grand que animal. Et au sein de humain, il y a les chrétiens, qui reconnaissent la vérité, et les autres. Chrétien, englobe indien, et s’y oppose.

Ce que les missionnaires traduisent, ce sont les relations entre les mots. Au-delà des mots, ils traduisent le silence de leur propre langue. En convertissant les indigènes à leur idée de Dieu, les missionnaires les ont finalement converti à leur idée de l'homme. Au delà de la foi chrétienne, c'est leur vision de l'homme, et la place que celui-ci doit occuper au sein du monde, que les missionnaires imposent. A cet égard, les missionnaires laïcs, traducteurs de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme et du Citoyen héritent de cette opposition amenée par les missionnaires : tacitement, en donnant la valeur ultime à l'homme, ils l'enlevent aux animaux. L'homme n'a pas de valeur en lui-même, mais revêt toute sa dignité (son âme) dans cette opposition - l'animal étant l' « antéhomme » le plus pertinent du fait même de cette appartenance commune avec l'homme au… Monde animal.

 

La fusion des notions et des cultures

Les traducteurs de la foi chrétienne ne peuvent maîtriser toutes les interprétations auxquelles leurs textes donnent lieu. Les glissements de sens des mots locaux, l’inexistence d’oppositions dans la pensée locale pouvaient semer de grands écarts théologiques dans les esprits récemment convertis. Il fallait risquer des mésinterprétations en établissant un texte compréhensible ; ou bien réinventer une langue ; mais un pasteur protestant relate qu’à Tahiti, l’abondance de mots empruntés au grec et à l'hébreu rendait les textes tahitiens si obscurs qu’il fallait un interprète pour expliquer le sens des nouveaux mots tahitiens aux Tahitiens.

Au Pérou comme dans les îles sous le vent, en même temps que la langue était christianisée, le christianisme était indigénisé. Il y a eu rencontre des cultures et influence mutuelle. La façon de penser leur propre histoire lointaine par ces peuples a été influencée par des concepts datant du christianisme ; le passé préeuropéen est interprété en fonction d’idées chrétiennes. Il n’est pas rare que des termes « importés » ou forgés pour les causes de la christianisation soient devenus emblèmes de la langue d’accueil. Suite aux évangélisations andine et tahitienne, les gens donnent une origine étrangère à des mots locaux, croyant la notion importée par le christianisme alors qu’elle est antérieure ; inversement, ils pourront croire à une origine autochtone de mots en réalité « importés » par les missionnaires. « C’est ainsi que les mêmes idées, les mêmes images, les mêmes mots qui servaient autrefois à justifier la colonisation, alimentent aujourd’hui les luttes des autochtones contre leurs colonisateurs », explique Bruno Saura dans son ouvrage "La société tahitienne au miroir d'Israël". A Tahiti, le principal parti indépendantiste s’appelle Tavini huiraatira. Tavini, de l’anglais servant, désignait les serviteurs de Dieu, puis son sens s’est étendu aux serviteurs de la population. Dès le XIX ème siècle, le terme ture, lois (vient de l’hébreu torah), remplace presque l’usage de l’ancien mot tapu (tabous, interdits), au point que dans ses mémoires, Marau Taaroa, épouse de Pomaré V et dernière reine de Tahiti, évoque sans cesse les « lois » des arii (chefs/rois) des temps pré-européens à l’aide de ce mot. Dans le texte de la relation de Huarochiri, manuscrit quechua du XVIIème siècle relatant les coutumes et croyances andines au temps des Incas, Gérald Taylor note le même phénomène. Toute rencontre, même violente, même "colonisatrice", est faite d'interactions ; tant qu'une culture, tant qu'une langue, n'est pas morte, non seulement elle participe à sa propre vie, à sa perpétuelle reconstruction, mais elle en est même la principale actrice, puisqu'elle en est en même temps le moyen.

 

 

III La monothéisation du religieux andin et tahitien

 

Le message essentiel qu'il fallait transmettre aux peuples catéchumènes, était une nouvelle hiérarchie du monde : à un dieu unique et créateur étaient soumis l'humanité, unique, à laquelle étaient soumis les animaux et toutes les créations de la planète.

 

Vers un dieu unique, supérieur, créateur

Dans les Andes comme dans les îles sous le vent, une nouvelle idole, Dieu, est venue remplacer les idoles traditionnelles. Des chercheurs ont soutenu que les évangélisateurs des Andes ont voulu que les Indiens assimilent l'Esprit Saint au soleil, puisqu’il est plus facile de remplacer une croyance par son équivalence, plutôt que de l'effacer. A ce propos, il est curieux de noter que dans un des plus vieux pays chrétiens du monde, l'Ethiopie, c'est la trinité du Père, du Fils et du Saint-Esprit, qui trônait dans les églises, et que les révolutionnaires communistes, convertis au marxisme par des professeurs d'université anglais, ont essayé de remplacer par les portraits de Marx, Lénine et Staline.

Ce sermon quechua, qui fait partie du catéchisme établi lors du troisième Concile de Lima (1584), lutte de façon didactique mais virulente contre les idoles et pour l'instauration du vrai et unique dieu :

 

83. Intiqa manam animaqyuqchu, manam yuyayniyuqchu, manataq imaktapas riqsinchu, rimaytapas yachanchu.

Le soleil n'a pas d'âme, pas d'intelligence, il ne connaît rien, ne sait pas parler.

 

85. Diosmi hanaqpachapi runakunap illariqinchikpaq churarqan.

C'est Dieu qui l'a mis dans le ciel pour éclairer les humains.

 

86. Killari quyllurkunapas intimanta aswan pisi yupaymi.

Et la lune et les étoiles ont encore moins de valeur que le soleil.

 

98. Warmakunaraqmi ari aswan sunquyuq chay usupa machuykichikkunamanta.

Mêmes les enfants ont plus de "jugeotte" que vos ancêtres inutiles.

 

102. Diospa siminmantam munasqanmantam parapas asllapas achkapas hamun.

La pluie tombe doucement, ou beaucoup, selon la parole et la volonté de Dieu.

 

103. Puyukunari paypa simillantam yupaychanku.

Et les nuages n'obéissent qu'à lui.

 

104. Dios sapallantaqmi tukuy hinantinpa apunchik kamachikuqinchik.

Dieu seul est notre seigneur, qui nous commande.

 

105. Mayukunapas urqukanapas hatun quchapas kay tukuy hinantin pachapas pukyukunapas hachakunapas llapa kawsaqkunapas Diospa rurasqan kamam.

Les fleuves, la mer, la terre entière, les puits, les arbres, et les êtres vivants (animaux) ont tous été créés par Dieu.

 

(Pour tous les sermons quechuas : Gérald TAYLOR, El sol, la luna y las estrellas no son Dios…, La evangelizacion en quechua (siglo XVI), Lima, Instituto Francés de Estudios Andinos, 2003. Ils datent tous du XVIème siècle).

 

Notons que l'humain est le seul être de valeur parce qu'il peut parler, et raisonner. La parole est le signe extérieur de l’âme. Le soleil a été créé pour éclairer expressément l'humain, qui est le soleil de toute la création. Cet humain supérieur, auquel toutes les autres créatures sont soumises, se trouve sur terre dans la même situation que Dieu par rapport à l'humanité. Enfin, la sentence est surprenante, qui juge que la lune et les étoiles ont encore moins de valeur que le soleil. Comment, quand seul ce qui raisonne a de la valeur, le soleil, dont il est clairement indiqué qu'il n'a ni âme ni intelligence, peut-il être supérieur à la lune et aux étoiles ?

Un autre sermon, issu du même catéchisme que le sermon précédent, « invente » étrangement que certains des commandements de "Dieu" concernent précisément le cas andin ; la fin justifie les moyens :

 

22. Ama umukunaman "imap hamunqanta yachasaq" nispa minkakuq rinkichu nispam.

N'allez pas demander de l'aide aux sorciers, croyant qu'ils connaissent l'avenir.

 

23. Diosninchik qillqanpi kamachiwanchik ñakarikuspari "amam paykunaman "imanam kasaq" ? nispa tapukuq watuchikuq rinkichu" niwanchikmi.

Notre Dieu nous ordonne dans ses écritures, sans quoi il nous punit: " ne les interroge pas sur ton avenir, ne leur demande pas non plus qu'ils fassent des sortilèges".

 

24. "Kay huchakta huchallikuqtaqa rumiwan chuqachakuspa wañuchichun" ninmi.

Dieu exige que l'on lapide ceux qui commettent une telle faute. (Sermon 19)

 

La guerre des dieux

Dans les Andes comme à Tahiti, le meilleur moyen de convaincre fut de prouver l'efficacité supérieure du dieu chrétien, ce qui n'est pas sans rappeler certain passage de la Bible : le bâton changé en gros serpent (nous citons la Bible d'Osty).

 

"Yahvé dit à Moïse et à Aaron : " Lorsque Pharaon vous parlera, en disant : Opérez un prodige en votre faveur, - tu diras à Aaron : Prends ton bâton et jette-le devant Pharaon : qu'il devienne un gros serpent. " Moïse et Aaron se rendirent chez Pharaon et firent ainsi qu'avait commandé Yahvé ; Aaron jeta son bâton devant Pharaon et devant ses serviteurs : il devint un gros serpent. Pharaon aussi convoque les sages et les sorciers. Et les magiciens d'Egypte, eux aussi, en firent autant par leurs pratiques occultes. Ils jetèrent chacun leur bâton : les bâtons devinrent de gros serpents, mais le bâton d'Aaron engloutit leurs bâtons."

 

Les prêcheurs andins n'ont pas résisté à déployer cette preuve, la plus convaincante, bien qu'elle ne corresponde pas à la théologie catholique qui rend gloire aux pauvres de cœur et aux perdants :

 

131. Ma,wakaykichikkunachu nawpa pacha machuykichikkunakta yayaykichikkunakta wiraquchap makinmanta qispichirqanku, amachakurqanku ?

Voyez, vos huacas vous ont-ils protégé et sauvé vos ancêtres et vos pères de la main des Espagnols ? (Sermon 18)

 

Et à Tahiti ? Cet épisode, raconté par un missionnaire des premiers temps, a lieu cinq ans après l'arrivée des missionnaires protestants :

"En mars 1802, monsieur Nott, accompagné de monsieur Elder, effectua la première tournée missionnaire sur l'île de Tahiti. Ils furent en règle générale, bien reçus et traités comme des hôtes. (…)

Certains disaient qu'ils aimeraient prier le vrai Dieu, mais craignaient que les dieux de Tahiti ne les détruisent s'ils le faisaient (…) En rentrant chez eux, ils traversèrent le district d'Atehuru. Là, le roi Pomaré tenait conseil sur le grand marae (…) Les missionnaires virent une quantité de cochons sur l'autel et plusieurs corps humains sacrifiés.(…) Les missionnaires dirent à Pomaré que Jéhovah seul était Dieu ; qu'il n'acceptait pas de cochons en offrandes ; que Jésus Christ était le seul rachat pour les péchés ; et qu'ils offensaient Dieu en tuant les hommes. Le chef parut d'abord ne pas écouter ; mais finalement déclara qu'il suivrait leur religion. » (Cité par Ellis)

 

Après la conversion du roi Pomaré, il y a eu une sorte de guerre des dieux rappelant celle du dieu de Moïse et du dieu égyptien. En Polynésie il s'agissait du dieu 'Oro, seul capable de faire face à la toute puissance du dieu des chrétiens. Un manuscrit anonyme, rédigé par un tahitien en 1846 cinquante ans après l'arrivée des premiers missionnaires, et publié sous le titre Histoire et traditions de Huahine et Pora Pora, raconte la guerre de Fe'i Pi, qui donna raison - au sens où les armes peuvent donner raison - aux adorateurs de "Dieu," et perdit définitivement les idoles.

Furieux contre le roi Pomaré II, qui a abandonné le culte des idoles traditionnels, des Polynésiens se rebellèrent, soutenus par le guerrier 'Öpü-hara et des prêtres de l’ancienne religion. Le roi Pomaré organisa la riposte, et une véritable bataille eut lieu entre les adorateurs du dieu ‘Oro et ceux du dieu chrétien Jéovah. Pomaré gagna contre les adorateurs d’idoles. Après la bataille, qui fit beaucoup de morts du côté des adeptes de la religion ancestrale, les habitants des îles alentour adoptèrent Jéovah et laissèrent tomber ‘Oro et les autres idoles.

Comme le fait remarquer Bruno Saura dans son introduction à ce livre, l'auteur indigène tahitien emploie l'emprunt phonologiquement aménagé Itoro pour idole, preuve de l'intériorisation de la vision de la religion tahitienne par les missionnaires. Enfin, il rappelle que la christianisation ne fut pas forcée (c'est-à-dire que l'aspect autoritaire releva du choix des chefs tahitiens, et non des missionnaires), et que la conquête missionnaire ne fut pas une conquête militaire. Ce sont d’ailleurs les chefs polynésiens convertis qui réprimèrent sévèrement le mouvement mamaïa, autre rebellion ayant lieu dix ans après la guerre des idoles. Le mouvement mamaia fut une tentative de résistance à la christianisation de Tahiti. Il commença le jour où Teao déclara qu'il avait reçu une révélation de Dieu ("Il n'y a pas d'enfer. Pas de péché et pas de châtiment futur. Chaque homme peut faire ce qui lui plait, comme s'enivrer, commettre l"adultère, etc., et il n'y a pas de mal à faire toutes ces choses.")

 

La bestialisation des bêtes, l'humanisation de l'humain

Ce sermon prépare le quechua à recevoir le mot animal et à l'assimiler : l'être humain se distingue ontologiquement de tous les autres animaux.

 

12; runakunap animanchikkunaqa manam ukunchikkunawanchu wañunku llamakunahina.

Nos âmes à nous les êtres humains ne meurent pas comme notre intérieur (nos corps), comme c'est le cas pour les lamas (animaux).

 

30. Llapa runakunam ukupacha winay nakarikuypaq nisqa karqanchik huchanchikraykumanta, machunchikkunap Diosta mana yupaychasqan huchanraykumantawan.

Tous les êtres humains, nous étions condamnés à souffrir pour toujours en enfer à cause de nos fautes et à cause des fautes de nos ancêtres qui n'honoraient pas Dieu.

 

Les âmes des animaux meurent tandis que la nôtre ne meurt pas. Descartes (1596-1650), quelques décennies après ce sermon, acceptait une âme aux animaux, commune avec celle des humains, qui leur permettait de vivre, mais mourait avec leur corps. L’âme que les humains possédaient en plus était supérieure et immortelle. L'"âme fonctionnelle" des animaux servait d'"explication scientifique" au "mystère de la vie". Les animaux vivent, ils ont donc une âme, mais c'est une âme provisoire, jetable, contrairement à l'âme humaine. Mais si les autres animaux ne sont pas éternels, ils échappent ainsi à l'enfer. Par la supériorité comme par la punition l'humanité est extraite du monde animal, pour constituer l’espèce élue de Dieu.

 

Les descendants d'Adam et Eve, supérieurs et coupables

Il n'y a plus « des humains » plongés dans le monde, mais une humanité, qui englobe tous les êtres humains, et s’extrait du reste de la création. Cette façon de penser l'humanité comme un ensemble uni est une nouveauté de taille. Instaurer une humanité unique, indivisible et supérieure revient à ancrer deux fondements de la doctrine : l’établissement de la filiation commune de tous les hommes, quelle que soit leur origine ethnique ou leurs croyances, vis à vis de Dieu, et la diffusion en chacun du péché originel. Avec un seul Dieu, une seule humanité, et le péché originel généralisé, l’évangélisation est fondée idéologiquement.

L’individualisation du péché accompagne l’implémentation du monothéisme et d’une humanité unie et unique. Elle brouille les relations prééxistentes entre les gens pour établir la solitude de l’homme face à Dieu. Le seul péché collectif est le péché originel d’Adam et Eve. Depuis, il n’y a que des péchés individuels : l’humanité est un tout ou une myriade d’individus isolés. Il n’y a plus de sous groupe. Même lorsqu’on pèche à plusieurs, (adultère, crime collectif) la faute, et donc la réparation, sont considérées individuellement. Un adultère est vu comme deux fautes individuelles, non comme une faute collective. La gestion collective des relations entre les gens est brouillée, pour ne plus passer que par le truchement de Dieu. L’individualisation est le pilier de l’universalisme.

La vision anthropocentriste du monde pose que la seule valeur au monde est la conscience que seule l’espèce humaine possède. L’homme est la valeur de la création, et toutes les autres entités lui sont inférieures et destinées. La terre et les animaux sont à la disposition de l'humain.

 

81. Qam wakcha qisa runallaraqmi qullanan kanki.

Toi, bien que tu sois un indien pauvre et maltraité, tu as plus de valeur que le soleil.

 

82. Qamqa ari animayuqmi kanki, yuyayniyuqmi kanki, rimaytapas yachankim, Diostari rikunkin.

Car vous avez une âme, vous êtes intelligents, vous savez parler, et vous voyez Dieu.

 

105. Mayukunapas urqukunapas hatun quchapas kay tukuy hinantin pachapas pukyukunapas hachakunapas llapa kawsaqkunapas Diospa rurasqan kamam.

Les fleuves, les montagnes, la mer, la terre entière, les puits, les arbres, tous les (êtres) vivants ont été faits par Dieu.

 

106. Tukuy ima haykakunapas runaraqmi aswan yupayqa aswan qulla(na)nqa.

De tous ces nombreux êtres, l'humain est celui qui vaut le plus, qui est le meilleur.

 

107. Kay llapanri runap siruiqinpaq rurasqa kamam.

Tous les autres sont faits pour servir l'homme.

(Noter que "sirui", servir, est un emprunt).

 

Refuser Dieu

Face à cette intense colonisation intellectuelle fut élaborée une réponse, adaptée à la pensée missionnaire et destinée à la contrer. Elle prit une même forme dans des endroits bien différents, à Tahiti, dans les Andes, et nous en avons relevé la trace dans le livre de Youri Rythkéou intitulé La Bible tchouktche.

Dans des Andes, certains Indiens, dans une tentative ultime d'échapper au christianisme, se prévalent d'une autre création, par d'autres dieux. Ainsi, ils n'auraient pas besoin d'adorer le Dieu chrétien ; ils seraient même contraints de rendre hommage au dieu qui les a créés, de la même façon que les personnes créées par le Dieu chrétien sont dans l'obligation de lui vouer un culte. Mais cette magie du polythéisme ne convainquit nullement les missionnaires chrétiens, pour lesquels "Dieu" est unique.

En Polynésie française, le chef du soulèvement de la guerre des adorateurs d’idoles contre les adorateurs de Jéovah, avait déclaré que, ne descendant pas du Dieu chrétien, mais de l’idole principale tahitienne (un dieu qui d’ailleurs, avant ce besoin de résistance, n’était pas créateur du monde et des hommes), il serait outrageant de sa part d’embrasser la nouvelle religion.

Enfin, Youri Rythkéou, dans son roman la Bible tchouktche, met en scène un chef de famille tchouktche, discutant avec des Tchouktches d’une autre tribu, convertis au christianisme orthodoxe. Il explique qu’en tant que descendant direct des baleines, il n’a rien à voir avec le dieu créateur des russes.

Ce discours de résistance intellectuelle est créé spécialement pour les missionnaires dans les cas tahitien, tandis que la réaction des Tchouktches, dans un contexte plus spontané, ne relève pas d’une création idéologique pour les besoins de la résistance, les Tchouktches croyant réellement à leur ascendance « baleinière ». De même les populations andines, polygénistes, descendaient d’ancê

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jeudi, 21 mai 2009 | Lien permanent | Commentaires (2)

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