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Absconditus
Tu n'avais plus peur.
Tu partais dans tes rêves, grâce à une pilule. Certains de tes songes étaient bleus, d'autres de brume. Tu t'extasiais.
« Je suis ton fils », tu me disais. Je te souriais.
Chacun de ces matins des mois de septembre, octobre, novembre 1999 étaient des débuts de romans. Et nous disions adieu aux histoires, le soir, au couchant des lumières. L'appartement : un océan. La rue, le jardin, la route : des mondes clos.
Le clos de l'élégance (la prévenance de la fiction admise).
Je ne savais pas la profondeur – ni la fugacité – de mon bonheur. Tout s'est fini avec la dernière gorgée d'un café.
Tu m'avais dit : « Niort. Enfance ». J'avais haussé les épaules. Jamais tu n'avais foulé le sol de Niort de tes pieds, car Niort, une seule fois avec toi, toi âgé de deux mois, porté dans les bras de ma sœur.
Enfance. Distance. Réinvention.
« Je suis ton fils ». Je n'ai jamais répondu oui. Accepter ton désir, oui, mentir non. Ma sœur est morte un jour de pluie très certainement, dans une rue banale, du cœur.
Le cœur, muscle, pompe. Le sang, fleuve charrié. Fleuve charriant les poisons et la vie. Je n'ai jamais su prononcer : « non tu n'es pas mon fils ». Peur de ta peur. Neveu : mot moindre. Je t'aimais plus qu'un fils.
Schizophrénie. Alternance. Phase bleue, phase de brume. Nuits blanches versus jours noirs. Diagnostic élastique, perte de repères, absence de père, mer de l'absence, mère amère, mer morte. Cactus au milieu du salon. Salon dérangé. Pâtes froides, voix triste. Rire d'enfant qui ressemble au hululement d'un oiseau hybride, hibou né d'une chauve-souris. Lancinantes heures d'après-midi, longs couloirs harcelants de l'école (coups, habits moqués, isolement fabriqué), attentes sans fin des journées-maison, aspiration à une joie, intuition de son existence, joie, joyau su mais jamais touché. Comme un besoin intense, jamais apaisé. Espérance. Néant des résultats. Espérance. Ignorance du destin. Espérance trahie.
Dérive insidieuse, coulée dans le bloc du rêve, paralysie à force, effraction bizarre. Diagnostic.
Schizophrène dans une allée de frênes, sans chien ni but, sans rien que ton propre corps qui cherche à porter sa vie.
« Je suis ton fils ».
« Tu es mon naufragé ».
« Maman ? »
« Bois ton café ».
« Avec toi pour toujours ».
Je ne réponds rien. Je te souris. Mon frère depuis New York m'envoie un chèque minable qui ne paye qu'une bande dessinée et trois paquets de pilules. Tu baisses la tête quand j'écris trop longtemps, tu te rabougris quand je m'éloigne.
Êtes-vous sa mère ?
Je suis sa tante.
Ses parents ?
Morte.
Son âge ?
21 ans.
Le médecin dit que tu es gros, que tu manges trop. Le policier remplit les cases de sa fiche imprimée.
Il n'y a pas d'étoiles dans les villes. La nuit est superficielle.
La fenêtre ne s'ouvre pas sur la nature. Je n'ose te regarder quand tu es emporté dans la fourgonnette blanche, qui s'éloigne. Je sonde mon âme, je ne sens plus sa présence. Elle n'était qu'illusion, en fait il n'y a rien d'autre que les corps.
Les corps qui attendent : espérance.
Rien. Espérance vide. Espérance, silence. Espérance, rance. Rance. La joie ne vient jamais.
jeudi, 15 mars 2018 | Lien permanent
Bioenfance
AlmaSoror vous invite, si vous en éprouvez le désir et si vous y êtes prêt, à pénétrer dans un texte intitulé bioenfance, écrit le jeudi 22 aout avant 10h29 du matin à Paris, dans une chambre au fond d'une cour du boulevard du Montparnasse.
Donzac, par L.B.
Surtout ne pas succomber aux premières saveurs, froides, à leurs effluves légèrement analgésants, comme rescapés d'un crash mental, mais qui escorte le plus aérien des massages : le doigté pulpé. Vous êtes arrivé à bord de la Mésange, vaisseau de verre en forme d'oiseau blessé dessiné par un enfant malade, qui trace des parachutes depuis dix ans sur de grandes feuilles blanches qui râlent quand on les brûle. Exterminons d'emblée les scories qui hérisseraient les cheveux de tout lecteur estampillé normal : traces noires, fumées grises se désintègrent, sous l'intense activité d'un aérosol futuriste. Vous pouvez vous installer confortablement dans les volutes sonores naissantes. Pourtant, ce voyage ne vous transportera dans nulle contrée réelle, et encore moins au bout d'un songe désincarné à des fins commerciales. Il ne s'agit que d'un caprice hémiplégique, qui ouvrira l'album de l'innocence que vous aviez délaissé depuis longtemps. La première fois que votre corps se souviendra d'un temps où le temps construisait vos forces au lieu de les manger. Le phénix et le sphinx accompagnés de leur mère, petits jumeaux terribles accrochés aux bas résille d'une femme fatale, marchent parmi les paysages nus et vierges vers la maison symbolique où la mémoire dissimulée lance des rappels indistincts à intervalles réguliers. Du repas fantôme sur la table – face à la télévision qui envoie ses ondes périmées – et de tous ces arbres sans racines – bouleaux sans feuilles, érables débranchés – émane la fragilité dont vous aurez besoin pour respirer. Si vous bavez un peu, votre salive ira irriguer les troncs de l'être végétal du centre. Bouleversées, soudainement bizarres, vos mains intuitivement trieront les équations propres et les noms ésotériques. Cendres = (vers la gauche + cymbales) – Orages x [(principe + principes) – bolchevisme émotionnel]. Vous suivez le flux des calculs simples, imparables, et beaux. La préméditation discrète de votre cœur qui veut battre autrement descend dans la vallée profonde, à moitié engloutie. La réalité du jour dévide les poussières du studio où l'âme bien rangée végète : « Tu diras comment les câbles ont enroulé leur étreinte plastique autour des joies naïves, où l'ancienne utopie filtrait ses effets convulsifs », précise le guide, conscient des légendes aux ondes closes et de leur instant latent, étanche et imperméable. Émotionnelle d'abord, votre âme comme un serpent descend l'ascenseur du monde, s’habitue lentement au contraste, s'approche des éclairages et températures du cortex. Sur ces plages, où le reflet irréel des pensées aquarélise le sable, le cercle trompeur du soleil assombrit la lune amniotique qui dissimule l'androphage visage de la candeur. L'enfant qui peint préside à l'écriture du ciel, et dans votre somnolence au cours de ce voyage sans teint, le bourdonnement de vos oreilles lancine le chant répétitif des rails. Solitaire visité par la couleur amie, vos doutes additionnels baignent un art déroutant du souvenir. Le précieux Kevin, saint d'Irlande échoué sur les rives d'une France mythique, mixe l'étape finale de la nébuleuse cyborg-symphonie. Ce safari sensoriel vous met en orbite d'un rêve fameux pour un destin satellitaire sans lendemain.
Édith, d'après Bio
Orteaux, par Laurence Bordenave
jeudi, 22 août 2013 | Lien permanent
Nouvel extrait du journal de Kevin Motz-Loviet
Avertissement : cet extrait n'a pas été censuré et contient des passages très méchants.
(nous lisons ce triste extrait de 2019 effrayé à l'idée de ce que ces vieux hères ont dû vivre l'année suivante, enfermés par "le confinement" sans visite, sans sortie, face à des gens masqués dont ils ne voyaient plus les visages...)
Mercredi 2 octobre 2019
Clarisse et moi sommes arrivées aux Sables à midi et quelques. Déjeuner dans un nouveau restaurant face à l'océan, promenade digestive... Des enfants et des jeunes prenaient des cours de surf dans les vagues. Nous vîmes un groupe sympathique d'handicapés mentaux adultes, de tous âges, mais plutôt jeunes, avec une accompagnatrice.
Puis nous aperçûmes un groupe de personnes très âgées, toutes en fauteuil roulant, poussées par des accompagnateurs. Puis un autre groupe dans une autre rue. Un autre groupe. Une sorte d'affluence de gens très vieux Encore un groupe de 5. Encore un groupe de 7. Tous ces petits vieux à moitié effondrés dans des fauteuils roulants, poussés par des accompagnateurs, habillés sans aucune élégance puisque notre société est aussi peu attachée à la stature du vêtement qu'à la beauté des maisons ou des jardins. Certains groupes de vieux portaient un cœur de papier collé sur leur blouson ou attaché à leur cou, où était écrit le nom de l'Ephad d'où ils venaient (pour les lecteurs du futur, Ehpad signifie Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes). Tous ces cortèges de vieux écroulés poussés par des salariés des Ehpad convergeaient.
Nous suivîmes.
Nous arrivâmes dans cet endroit où le remblai tourne pour se transformer au port, entre la piscine et le manège, devant l'affreux casino (un joli casino en pleine forme avait été détruit je ne sais exactement en quelle année pour construire celui-ci, car le promoteur immobilier appartenait à la famille du maire). Là, devant ce casino déprimant, sur lequel il est inscrit Palais des congres puisque les services de l’État ne sont pas attachés à l'orthographe ni aux accents de la langue française (j'adorerais visiter un vrai palais des congres, sans doute plus intéressant qu'un palais des congrès, même sans accent), donc devant ce casino déprimant, sur une estrade, des personnes, âgées mais vaillantes, vêtues dans des costumes folkloriques traditionnels colorés, se donnaient la main, en ronde, attendant que la musique commence. Une dame, âgée mais encore debout elle aussi, s'affairait devant une machine dont, manifestement, le fonctionnement était trop compliqué pour ses compétences. Plusieurs fois la musique partit, les danseurs commençaient, mais tout s'arrêtait et les danseurs lui criaient : Maryvonne ! Enfin Maryvonne ! Mais Maryvonne, allez ! Maryvonne s'affairait... Pendant que les troupeaux de fauteuils roulants continuaient d'affluer. La musique s'ébranla, sur un rythme jovial.
Une accompagnatrice frappa des mains avec insistance en regardant instamment l'une de ses petits vieux, qui donc se mit à frapper des mains aussi. Les danseurs s'ébranlèrent, leur ronde commença. Nous remarquâmes que parmi les hommes, vêtus de noir avec des chemises blanches et des chapeaux, se trouvaient des femmes, phénomène connu chez les vieux : il n'y a pas assez d'hommes dans les thés dansants ou les groupes de folklore, des femmes prennent donc le rôle des hommes.
Clarisse et moi nous extradâmes de ce moment qui représentait tout le désastre d'une France moribonde et détraquée : des vieux en piètre état maintenus en vie dans des Ehpad qui donnent du travail à des jeunes, des danses et traditions qui ne sont guère plus pratiquées que par des très vieux qui tiennent encore debout, tout cela devant un casino de béton en forme d'arc de cercle ridicule. C'est le désastre de la modernité, de la dénatalité (celle des Français, car on peut faire confiance aux immigrés pour se reproduire à la vitesse de la lumière et se démultiplier par tous moyens), de la laideur architecturale et de la tristesse balnéaire (autour du casino se trouvent également des hôtels de béton immondes et à peu près vides entre la fin septembre et la fin mai). Je me suis mis à pleurer sur le chemin du retour ! Tandis que Clarisse, dont le cœur est pourtant bon et humain, ne pouvait se retenir de pouffer cyniquement, tandis que des rues adjacentes au remblai, surgissaient de nouveaux groupes de fauteuils roulants (j'ai vu plusieurs vieux endormis!) ; nous vîmes un vieux debout avec deux cannes au milieu d'un groupe de fauteuils et même moi à travers mon sanglot j'ai ri en disant : celui-là est encore debout !
Mais ce soir, nous nous sommes baignés dans un océan agité et magnifique, sur lequel dansait le soleil, au-dessus des phares. Magie de sept heures du soir, de l'eau salée, d'une plage dépeuplée par la rentrée scolaire, qui a retrouvé ses airs naturels ; à quelques centaines de mètres, sur les vagues les plus violentes, qui restent fort douces dans nos contrées, des surfeurs en combinaisons noires, assis ou debout sur leurs planches blanches, ressemblaient à un peuple d'oiseaux de mer en chasse.
Extraits précédemment publiés du journal de Kevin M-L :
dimanche, 03 octobre 2021 | Lien permanent
Pourquoi nous ne faisons plus d’alcool de Salamandre
Dans quelques jours, la foule des gens qui vivent sous un toit et mangent à leur faim fêteront la déesse Consommation, en blasphémant la grande naissance du Christ et le Splendide solstice d'hiver. AlmaSoror s'incline devant les milliards d'animaux sacrifiés à l'autel de cette déesse cupide.
Nous songeons avec force à ces masses d'oies traitées avec un mépris d'une précision, d'un investissement peu communs. Tout est fait pour que le rendement soit au plus beau fixe. Or, chaque amélioration de ce rendement se fait au prix d'une torture encore plus grande, quand bien même on pensait avoir déjà battu le record de la souffrance.
Car, ils souffrent.
Vous dites "les animaux ne sentent rien". Mais vous, lorsqu'on vous enfonce des tubes dans la bouche jusqu'à l'estomac, vous ne sentez rien ? Lorsqu'on vous pique les chairs, lorsque on vous parque dans un espace trop petit pour que vous puissiez bouger, lorsqu'on vous laisse baigner dans vos excréments, vous ne sentez rien ?
Vous dites "moi, je suis un être humain". Vous êtes donc un mammifère et vous savez parfaitement comme ils sentent, eux, les autres animaux. Ils sentent la souffrance avec leur corps, comme vous.
Vous dites "Il ne sentent pas de douleur morale". Éviter une souffrance physique épouvantable à un être vous parait donc de la dernière inutilité. Mais la souffrance morale, dont vous les privez, pouvez-vous nous dire où nous devons la voir en vous, en vous qui ne semblez faire aucun cas de l'existence de millions d'êtres ?
Les esclaves, les indiens, les bébés sont passés par les colonnes infernales des hommes conscients qui ne leur reconnaissaient pas de conscience. Alors, que les animaux aient ou non une conscience, qu'ils aient ou non une âme, je vous répéterai la phrase d'Alice Walker :
“The animals of the world exist for their own reasons. They were not made for humans any more than black people were made for white, or women created for men.”
(les animaux du monde existent pour leur propre fin. Ils n'ont pas été créés à l'usage des humains, pas plus que les noirs n'ont été créés à l'usage des blancs ou les femmes à l'usage des hommes).
Cette femme rejoint la grande cohorte de ceux qui ne se sont pas assis sur leur condition humaine comme sur une condition sociale supérieure et dominante : dans cette cohorte fraternelle resplendissent les visages de Pythagore, de Confucius, de Montaigne, de Rousseau, de Léonard de Vinci, de Tolstoï, de Gandhi, de tant d'autres.
Le poète Lamartine exprimait sa fraternité transsanimale ainsi : «On n'a pas deux cœurs, l'un pour l'homme, l'autre pour l'animal… On a du cœur ou on n'en a pas».
Dans les abattoirs, les zoos et les fermes industrielles où l'épuisement diminue de moitié la vie d'une vache, dans les prisons, les maisons d'arrêt et les DDASS, dorment les éveils qui nous attendent, et qui nous donneront tant de honte. Mais chaque être maltraité et assassiné est une histoire brisée, une souffrance qu'aucun repentir, qu'aucune décision ne pourra jamais rédimer.
AlmaSoror a renoncé depuis trois mois à la confection d'alcool de salamandre, sa spécialité. Nous savons que nous avons provoqué des regrets. Mais il était important pour nous de nous engouffrer, enfin, sur la route fraternelle, celle qui laisse autrui, fût-il à quatre pattes et poils longs, vivre en paix dans ses forêts, dans ses montagnes, dans ses arrière-cours.
Que les salamandres ne nous craignent plus. Qu'elles nous pardonnent notre arrogance. L'expérience nous aura enseigné que nos plus belles cultures ne manquent pas de victimes.
Signé : AlmaSoror, presque tous ses auteurs, tous ses personnages
(Photo d'Alice Walker par Andy Freeberg)
samedi, 19 décembre 2009 | Lien permanent | Commentaires (3)
18 juillet 1573. Véronèse comparaît devant la Sainte Inquisition
Véronèse avait livré son tableau - une commande des Dominicains vénitiens de San Giovanni - représentant La Cène ; quelque temps plus tard, l'Inquisition invita les commanditaires à exiger de Véronese une modification, qui consistait à remplacer un personnage de chien par Sainte Marie-Madeleine. Le peintre refusa.
Il fut convoqué au tribunal de l'Inquisition. En effet, il avait pris des libertés avec la vérité historique, c'est-à-dire le texte de la Bible, pour ajouter des personnages fantasques (un fou, un perroquet, des chiens, des nains), personnages qui éloignaient le tableau d'une représentation de la vérité tout en pointant les imperfections de la Création divine, soulignant mesquinement que Dieu avait aussi créé les nains et les fous. Par ailleurs, les hommes armés du tableau portaient un uniforme qui rappelait celui des hommes du Saint Empire germanique, l'ennemi allemand. Enfin, comble de l'insolence, Véronèse a représenté les visages de confrères (Dürer, le Titien, le Tintoret, Bassano, et même ses propres traits) sur les personnages du tableau.
Au terme du procès, Véronèse fut obligé de modifier le tableau et de changer son titre. Ce n'était plus la Cène, événement fondamental de l'Evangile, fondateur de la messe et cœur du catholicisme, mais Le repas chez Levi, scène non moins évangélique, mais plus triviale, dans laquelle Matthieu (alias Lévi) festoie chez lui avec des amis.
Ci-dessous, nous reproduisons un extrait de son procès.
Le juge. — Avez-vous connaissance des raisons pour lesquelles vous avez été appelé ?
Le peintre. — Non.
Le juge. — Vous imaginez-vous quelles sont ces raisons ?
Le peintre. — Je puis bien me les imaginer.
Le juge. — Dites ce que vous pensez à cet égard.
Le peintre. — Je pense que c’est au sujet de ce qui m’a été dit par les Révérends Pères, ou plutôt par le prieur du couvent des saints Jean et Paul, prieur de qui j’ignorais le nom, lequel m’a déclaré qu’il était venu ici, et que Vos Seigneuries Illustrissimes lui avaient commandé de devoir faire exécuter dans le tableau une Madeleine au lieu d’un chien, et je lui répondis que fort volontiers je ferais tout ce qu’il faudrait faire pour mon honneur et l’honneur du tableau ; mais que je ne comprenais pas que cette figure de la Madeleine pût bien faire ici, et cela pour beaucoup de raisons que je dirai aussitôt qu’il me sera donné occasion de les dire.
Le juge. — Quel est le tableau dont vous venez de parler ?
Le peintre. — C’est le tableau représentant la dernière cène que fit Jésus-Christ avec ses apôtres dans la maison de Simon.
Le juge. — Où se trouve ce tableau ?
Le peintre. — Dans le réfectoire des frères des saints Jean et Paul.
Le juge. — Est-il à fresque, sur bois ou sur toile?
Le peintre. — Il est sur toile.
Le juge. — Combien de pieds mesure-t-il en hauteur ?
Le peintre. — Il peut mesurer dix-sept pieds.
Le juge. — Et en largeur ?
Le peintre. — Trente-neuf environ.
Le juge. — Dans cette cène de Notre-Seigneur, avez-vous peint des gens ?
Le peintre. — Oui.
Le juge. — Combien en avez-vous représenté, et quel est l’office de chacun ?
Le peintre. — D’abord le maître de l’auberge, Simon; puis, au-dessous de lui, un écuyer tranchant, que j’ai supposé être venu là pour son plaisir et voir comment vont les choses de la table. Il y a beaucoup d’autres figures, que je ne me rappelle d’ailleurs point, vu qu’il y a déjà longtemps que j’ai fait ce tableau.
Le juge. — Avez-vous peint d’autres cènes que celle-là ?
Le peintre. — Oui.
Le juge. — Combien en avez-vous peint, et où sont-elles ?
Le peintre. — J’en ai fait une à Vérone pour les révérends moines de Saint-Lazare; elle est dans leur réfectoire. Une autre se trouve dans le réfectoire des Révérends Pères de Saint-Georges, ici, à Venise.
Le juge. — Mais celle-là n’est pas une cène, et ne s’appelle d’ailleurs pas la Cène de Notre-Seigneur.
Le peintre. — J’en ai fait une autre dans le réfectoire de Saint-Sébastien, à Venise, une autre à Padoue, pour les Pères de la Madeleine. Je ne me souviens pas d’en avoir fait d’autres.
Le juge. — Dans cette cène que vous avez faite pour Saints-Jean-et-Paul, que signifie la figure de celui à qui le sang sort par le nez ?
Le peintre. — C’est un serviteur qu’un accident quelconque a fait saigner du nez.
Le juge. — Que signifient ces gens armés et habillés à la mode d’Allemagne, tenant une hallebarde à la main ?
Le peintre. — Il est ici nécessaire que je dise une vingtaine de paroles.
Le juge. — Dites-les.
Le peintre. — Nous autres peintres, nous prenons de ces licences que prennent les poètes et les fous, et j’ai représenté ces hallebardiers, l’un buvant et l’autre mangeant au bas de l’escalier, tout près d’ailleurs à s’acquitter de leur service; car il me parut convenable et possible que le maître de la maison, riche et magnifique, selon ce qu’on m’a dit, dût avoir de tels serviteurs.
Le juge. — Et celui habillé en bouffon, avec un perroquet au poing, à quel effet l’avez-vous représenté dans ce tableau ?
Le peintre. — Il est là comme ornement, ainsi qu’il est d’usage que cela se fasse.
Le juge. — A la table de Notre-Seigneur, quels sont ceux qui s’y trouvent ?
Le peintre. — Les douze Apôtres.
Le juge. — Que fait saint Pierre, qui est le premier ?
Le peintre. — Il découpe l’agneau pour le faire passer à l’autre partie de la table.
Le juge. — Que fait celui qui vient après?
Le peintre. — Il tient un plat pour recevoir ce que saint Pierre lui donnera.
Le juge. — Dites ce que fait le troisième ?
Le peintre. — Il se cure les dents avec une fourchette.
Le juge. — Quelles sont vraiment les personnes que vous admettez avoir été à cette cène ?
Le peintre. — Je crois qu’il n’y eut que le Christ et ses apôtres; mais lorsque, dans un tableau, il me reste un peu d’espace, je l’orne de figures d’invention.
Le juge. — Est-ce quelque personne qui vous a commandé de peindre des Allemands, des bouffons et autres pareilles figures dans ce tableau ?
Le peintre. — Non, mais il me fut donné commission de l’orner selon que je penserais convenable ; or, il est grand et peut contenir beaucoup de figures.
Le juge. — Est-ce que les ornements que vous, peintre, avez coutume de faire dans les tableaux ne doivent pas être en convenance et en rapport direct avec le sujet, ou bien sont-ils ainsi laissés à votre fantaisie, sans discrétion aucune et sans raison?
Le peintre. — Je fais les peintures avec toutes les considérations qui sont propres à mon esprit et selon qu’il les entend.
Le juge. — Est-ce qu’il vous paraît convenable, dans la dernière cène de Notre Seigneur, de représenter des bouffons, des Allemands ivres, des nains et autres niaiseries ?
Le peintre. — Mais non…
Le juge. — Pourquoi l’avez-vous donc fait ?
Le peintre. — Je l’ai fait en supposant que ces gens sont en dehors du lieu où se passait la cène.
Le juge. — Ne savez-vous pas qu’en Allemagne et autres lieux infestés d’hérésie, ils ont coutume, avec leurs peintures pleines de niaiseries, d’avilir et de tourner en ridicule les choses de la sainte Église Catholique, pour enseigner ainsi la fausse doctrine aux gens ignorants ou dépourvus de bon sens ?
Le peintre. — Je conviens que c’est mal , mais je reviens à dire ce que j’ai dit, que c’est un devoir pour moi de suivre les exemples que m’ont donnés mes maîtres.
Le juge. — Qu’ont donc fait vos maîtres? Des choses pareilles peut-être?
Le peintre. — Michel-Ange, à Rome, dans la chapelle du Pape, a représenté Notre-Seigneur, sa mère, saint Jean, saint Pierre et la cour céleste, et il a représenté nus tous les personnages, voire la Vierge Marie, et dans des attitudes diverses que la plus grande religion n’a pas inspirées.
Le juge. — Ne savez-vous donc pas qu’en représentant le jugement dernier, pour lequel il ne faut point supposer de vêtements, il n’y avait pas lieu d’en peindre ? Mais dans ces figures, qu’y a-t-il qui ne soit pas inspiré de l’Esprit-Saint ? Il n’y a ni bouffons, ni chiens, ni armes ni autres plaisanteries. Vous paraît-il donc, d’après ceci ou cela , avoir bien fait en ayant peint de la sorte votre tableau, et voulez-vous prouver qu’il soit bien et décent ?
Le peintre. — Non, très-illustres seigneurs, je ne prétends point le prouver, mais j’avais pensé ne point mal faire; je n’avais point pris tant de choses en considération. J’avais été loin d’imaginer un si grand désordre, d’autant que j’ai mis ces bouffons en dehors du lieu où se trouve Notre-Seigneur.
Ces choses étant dites, les juges ont prononcé que le susdit Paul serait tenu de corriger et d’amender son tableau dans l’espace de trois mois à dater du jour de la réprimande, et cela selon l’arbitre et la décision du tribunal sacré , et le tout aux dépens dudit Paul.
Et ita decreverunt omni melius modo.
Pour approfondir :
La censure est de retour, d'Emmanuel Alloa (Magazine du Jeu de Paume, été 2013)
Pour un monde sans respect, d'Yves Bonnardel
Le discours de la servitude volontaire, d'Etienne de La Boétie
Comment Wang Fo fut sauvé, court métrage de René Laloux d'après Yourcenar
Main basse sur la mémoire, les pièges de la loi Gayssot
La déforestation du langage, sur Périphéries
"Lorsqu'ils sont venus chercher Dieudonné" (sur un blog intitulé Descartes)
dimanche, 12 janvier 2014 | Lien permanent
L'incendie de Mars
L'incendie de Mars
par une voix d’outre tragédie.
La voix coulait dans l’appartement, dans la maison aux trois étages, dans la rue, dans le quartier. La voix profonde et chaude qui berça mes années de jeunesse, si jeunesse il y a. J’ai gardé les disques ; je n’ose plus les réécouter.
Le bras malade du tourne-disque brisé tournait sans lassitude, et les disques râlaient, crachaient leurs mystères chamaniques, leurs cris sourds et rythmés. Parfois, un tango gémissait des choses anciennes qu'on ne comprenait déjà plus. Les gens de la petite ville se moquaient de moi, de mes machines démodées. « Son tourne-disque est une antiquité ! » Aujourd’hui que le monde technique n’est plus, que nous n’avons plus que nos bras et nos champs meurtris, je ne regrette plus ma différence.
C’était l’époque où il pleuvait. Il pleuvait des nuées de gouttelettes qui tapotaient nos visages et nos cheveux, trempaient nos vêtements tissés industriellement de matières que nous ne connaissons plus. Plus que la possibilité de marcher tête nue et yeux nus sous le soleil, sans combinaisons de protections, plus que la possibilité merveilleuse d’entrer nus ou presque dans l’océan et de jouer avec les vagues, c’est la pluie que je regrette, la douce pluie que nous évitions, demeurant enfermés en nos maisons et appartements, cette pluie ruisselante qui rafraîchissait et ressemblait à la vraie vie.
De la fenêtre qui me fut attribuée à la dernière péroraison commune, j’observe les mots et les choses qui passent, passent, passent sous les panneaux d’énergie. Dans quelques centaines d’années, nos futures générations pourront, retirer ces panneaux. Alors dans sa splendeur dont la mémoire fait frissonner mes nuits, dans sa splendeur immodérée apparaîtra le ciel, et ils verront, et ils crieront, fous de joie, la merveilleuse beauté du monde.
La merveilleuse beauté du monde que nous avons détruit.
Je me souviens du jour où j’entendis que Mars avait pris feu. Entre ce jour et la catastrophe peu de semaines passèrent, mais les gens du commun n’étaient pas inquiets – ceux qui criaient au drame étaient pris pour des niais. Pourtant, en haut lieu comme en lieu scientifique, les personnes ne pouvaient ignorer ce qui attendait la planète terre.
Les gens regardaient la télévision, lisaient les journaux, cliquaient sur leur clavier d’ordinateur pour chercher des informations, mais peu reconnûrent que la planète allait mourir… De fait, elle n’est pas morte.
Nous étions presque sept milliards d’êtres humains à cette époque. Les endroits aujourd’hui sinistrés étaient habitables, les mers et les montagnes représentaient une partie infime du globe. Il n’y avait d’ailleurs pas de montagnes géantes.
La catastrophe fut un événement insupportable. Beaucoup ne se sont pas remis de la disparition des trois quarts de l’humanité, de l'effondrement des civilisations… L’avant catastrophe leur paraît un âge d’or et d’innocence enviable. Peu se souviennent de l’horreur. En ce qui me concerne, le jour de l’horreur fut un jour de purification. Je comprends beaucoup mieux le monde tel qu’il est aujourd’hui. Je m’en sens plus proche.
L’humanité grouillante colonisait chaque endroit de la planète, mettant à mort des milliards et des milliards d’animaux chaque année. Nous n'étions pas plus solidaires entre humains qu'envers les autres animaux.
Aujourd’hui, je me sens solidaire. La catastrophe fut un drame monumental, effrayant, criminel ; mais la sinistrose était là avant – c’est elle qui provoqua la catastrophe, et désormais nous faisons attention à notre vie, à nos frères humains et animaux, à nos objets, à notre terre.
L’incendie de Mars – je n’ai osé le dire à personne - je veux l’écrire aujourd’hui pour qu'un lecteur, un jour, sache à quel point ce fut beau.
Je me souviens de la mer d’un bleu vert profond et scintillant, du rougeoiement invisible qui enveloppait le paysage au fur et à mesure que l’incendie se développait et que Mars se consumait. Je ne voyait que ce rouge diffus, n’apercevais pas la planète embrasée. L’annonce de la catastrophe ajoutée à la beauté étrangement nouvelle du paysage me mit dans une sorte de transe spirituelle impalpable, calme, état dans lequel je demeurai pendant tout le drame.
Je vis tant de gens mourir lors de cette tragédie. Lorsque les voix de la radio se turent, je crus à l’imminence de ma propre fin, que j’attendais depuis quelques jours. La mer montait, la mer montait jusqu’à nous, en une vague lente, incroyablement lente, invisible. Telle une marée, la mer montait. J’attendais, allongée avec d’autres sur un grand matelas au rez de chaussée, à hauteur de la terrasse, regardant arriver la mer qui allait nous recouvrir et nous noyer. Je ressentais cette future noyade plus comme un étouffement progressif, parce que malgré qu’elle s’approchait la mer ensevelissante me paraissait irréelle. L’incendie de Mars avait plongé depuis quelques heures la Terre dans un état de chaleur confuse, il me semblait que l’eau ne serait ni mouillée, ni violente, simplement une fraîche couverture bleue qui nous prendrait tous et nous ferait disparaître en son sein, jusqu’à ce que notre existence cesse.
J’attendais la mort, patiemment, me félicitant de la beauté du spectacle et de la gentillesse résignée et tranquille de mes compagnons. J’aurais pu être comme tant d’autres perdue d’angoisse au milieu des tours que les assassins-architectes construisaient alors en masse, ou j’aurais pu être isolée, en prison…
Dans les villes, ils devaient être au bistrot, dans les rues…
Moi, j’étais face à la mer qui venait lentement, avaleuse et silencieuse, sans vent. Dans la chaleur de l’incendie de la planète voisine, je me sentais bercée par des pensées passionnantes et profondes. Je me demandais pourquoi, alors que tant de gens avaient vécu jusqu’à leur mort en prenant la planète et la vie qui l’habite comme une évidence, fallait-il que nous voyions s’effondrer la grande entreprise de construction, c’est à dire de destruction, qu’avait été l’humanité depuis son réveil technique.
J’étais allongée sur un matelas, et la mer prenait possession de la colline, et montait. Elle arriverait bientôt sur la terrasse. Peut être que nous serions soudainement pris par la peur et la rage vaine de vivre. Pour l’instant, malgré l’imminence de la destruction ultime et son aspect inéluctable, dans un calme songeur, nous contemplions, et moi, prise dans mon rêve-pensée, je vécus le moment le plus beau de ma vie.
Je sais comment j'ai survécu, non pourquoi. J’ai vu des choses depuis.
Je n’ai plus honte de mes frères d’espèce. Dans chacun de leurs actes, dans chacun de leurs gestes et jusque dans chacun de leurs mots, le respect de la vie est ancré. Le respect de l’air et de l’animal, de la plante et de l’espace, du silence et du temps qui s’écoule au rythme qu’il veut ; le respect des choses qui naissent et des êtres qui poussent. Le respect des corps dans leur immatérialité, des esprits dans leur matérialité. Nous ne tuons plus : nous préservons, avec tendresse, crainte et attention. Nous qui avons tout perdu, nous ne ressemblons plus du tout à ceux que j’appelle désormais nos prédécesseurs, bien que j’en aie fait partie.
Nos descendants reverront le ciel. Quelle splendeur que d’avoir la liberté qui flotte au dessus de nos têtes, vaste, aux couleurs changeantes. Le ciel était notre principale image, notre seule vision de l’infini. Cette vision n’empêcha pas l’humanité de détruire ciel et terre. Nos descendants, quand ils verront le ciel, seront à nouveau vraiment humains : ils seront redevenus des animaux. D’ici là, chaque génération doit œuvrer à guérir le monde, pour qu’il puisse vivre à nouveau tout seul.
Nous espérons que nous avons dépassé le problème de la transmission de l’expérience. Nous espérons que l’expérience humaine passée puisse être partagée et ressentie dans ses profondeurs par tous, sans quoi nous craignons la fin de la vie pour toujours.
La civilisation dévastée, c’est le résultat du corps dévasté, de l’animalité dévastée, de la terre dévastée.
Edith de Cornulier Lucinière, 2005
vendredi, 26 mars 2010 | Lien permanent | Commentaires (2)
Lorenzo
J'avais peur, très peur en montant l'escalier de la rue du Bouloi.
J'avais traversé la ville, apparemment en sweatshirt, jean et basket ; en réalité enveloppée d'un long manteau de peur, dans une matière noire comme la mort, aux boutons rouges sang qui oppressaient ma poitrine, aux vastes pans qui enserraient mes jambes, interrogeant sans cesse ma mère qui se lassait de répondre à mes questions et m'intimait l'ordre, l'ordre étrange et impossible, de l'embrasser comme si de rien n'était.
À ma droite, ma petite sœur et ses longs cheveux blonds, son sourire désolé d'avoir quitté ses poupées, sa joie devant les scènes de rue du dimanche. Qui pouvait savoir qu'elle filerait un jour dans le Thalys, vers la Bruxelles européenne, un téléphone de femme d'affaire entre les mains ? Entre nous deux, le gros bébé aux boucles craquantes, aux joues rebondies entourant une grosse tétine que suçait sa bouche angélique, ne laissait pas deviner le lionceau facétieux qui couvait, encore moins le jeune lion impérieux et incontrôlable qui hanterait les nuits parisiennes de ses coups fourrés quelques années plus tard.
- Mais si ça se voit sur son visage ?
- Embrasse-le comme si de rien n'était.
Comme si de rien n'était. Je ne me souviens plus de l'étage auquel se trouvait l'appartement, combien de marches j'ai gravi. Mon cœur et mon pas ne faisaient qu'un. En haut, m'attendait un homme condamné à mort qui partait pour toujours.
Dans l'appartement où je suis née, et dont mon père était parti depuis déjà longtemps, je les entendais prononcer le mot effrayant, tous les amis de ma mère.
Cousins de l'Ouest, pleurant un suicide fraternel, une maison d'ancêtres vendue, cousins sous-diplômés traînant leurs noms à rallonge, leurs douceur malheureuse dans les rues du centre de Paris, les poches trop vides, des poches aux yeux.
Amis issus d'un monde ouvrier montés un peu dans l’implacable hiérarchie sociale ; trop peu habitués au ski à Mégève et aux brunchs de la rue Montorgueil, il préféraient venir frotter leurs tailleurs et costards trop récemment coupés aux vieux meubles en ruines du 13 boulevard du M., que de tenir la dragée haute chez les fringants bourgeois.
Fringants bourgeois aussi venaient jusqu'à nous, charmants, heureux, loufoques pendant les fêtes et sages au travail, trop beaux pour être honnêtes, trop honnêtes pour être beaux, trop sensibles pour être bourgeois, trop bourgeois pour dérailler, sympathiques par dessus tout et chaleureux à leurs heures, capables de vannes impitoyables et de rires merveilleux, mais toujours rattrapés par les exigences sociales au moment de franchir le Rubicon.
Cousins déchus, amis timides, idoles fringantes, toute cette faune passant et repassant à la maison, faisant des efforts pour ne pas succomber à cette panique d'avant les campagnes de sensibilisation.
J'avais entendu des gens en parler à l'école ; le journal Okapi que lisaient de jeunes voisins de mon âge, avait publié dans son courrier des lecteurs quelques lettres désespérés d'enfants hémophiles et « atteints », renvoyés de l'école ou interdits de s'asseoir à côté des autres enfants. La France d'avant les campagnes de sensibilisation se montrait parfois – souvent - sous ce jour cruel.
Le Sida, donc.
Le mystère de l'homme très brun se dévoilait. Celui qui demandait, candide, à ma mère intriguée : « Mais pourquoi, vous, femmes perdez-vous toute personnalité dès lors que vous vivez avec un homme ? » ; l'ami de l'oncle pas marié ; le peintre basané qui ne nous traitait jamais comme des enfants, mais comme de jeunes chats qu'on laisse passer entre les meubles et qu'on caresse de temps en temps. Le secret de celui dont nous mesurions l'étrange étrangeté nous était révélé. Il était homosexuel. Il avait le sida. Il retournerait mourir en Colombie.
Et nous allions le voir pour la dernière fois.
- Et si on voit vraiment qu'il est malade ?
- Embrasse-le comme si de rien n'était.
- Mais qu'est-ce qu'il va dire ?
- Il ne dira rien.
Les deux petits se disputèrent pour frapper à la porte en haut de l'escalier.
L'oncle ouvrit. Nous entrâmes.
Terne et morne à force d'être concentrée, j'embrassai quelques personnes oubliées depuis – dont une femme aux longs cheveux bouclés qui portait un bracelet afghan - et me plantai devant Lorenzo.
Il était archangélique et comme avant, il flottait dans de larges pantalons de soie beiges, bruns, tachetés de rouge carmin. Sa voix douce, dans laquelle flottait l'accent du castillan de Colombie, me salua et son regard plongea dans le mien.
- Il sait que je sais, pensai-je, les yeux plantés dans ses yeux, fixement.
En tendant mes joues et mes lèvres, j'embrassai à la fois la beauté et la mort.
Fière de ma victoire, je me tournai vers ma mère qui ne me regardait plus. Elle avait confiance en moi. Quelques minutes plus tard, dans une zone indistincte entre la cuisine et la salle à manger, je chuchotais à l'oreille de la dame au bracelet que j'avais déjà vue et dont je ne sais plus le nom : « Je l'ai embrassé comme si de rien n'était !» Elle me sourit et me pressa l'épaule.
Au moment de passer à table, Lorenzo s'asseyait là-bas, à côté du mur. Je fus prise d'un vertige. Je me précipitai pour me mettre à côté de lui avant qu'un autre prenne la place.
Je vérifiai s'il n'était pas agacé par mon audace. Ce vague sourire lointain et ses yeux d'étranger, il les inclina vers moi.
Le Christ a vaincu le monde et ceux qui ont touché sa plaie n'ont-ils pas leur part de gloire mystique ? Lorenzo le mourant planait au-dessus du monde et je siégeais à sa droite. Il me passait les plats et je frôlais sa main. Aucune parole ne fut échangée entre nous durant ce repas, juste des plats, des regards et des sourires.
Les adultes parlèrent longtemps après le déjeuner. Nous, les trois enfants, nous sombrions dans l'ennui. Je ne me souviens plus de l'au-revoir, du départ.
Il repartit dans son pays des Andes sauvages et des bidonvilles baignés de soleil, et ne revint jamais.
On nous appris sa mort lointaine, sa mort exotique, une mort impalpable. Il était devenu aveugle, un film avait été tourné sur sa vie.
Depuis ma mère et l'oncle ont cessé de se voir. Mais j'ai remonté l'escalier de la rue du Bouloi.
En entrant dans la chambre d'hôpital où l'amie (ne) pleurait (pas) son pied happé par un train, je savais que je montais l'escalier de la rue du Bouloi, et mon cœur et mon pas ne faisaient qu'un. En passant la frontière bolivienne, le dossier judiciaire d'un chef du Sentier lumineux de la région de Cuzco sous le bras, que parcoururent d'yeux soupçonneux des douaniers manifestement analphabètes, quand l'image des prisons boliviennes m'apparut à l'esprit et que je compris la folie que j'avais entreprise, je montais à nouveau l'escalier de la rue du Bouloi. À mes côtés, une compagne de voyage innocente babillait sur les produits détaxés sans savoir...
Aux côtés de C. agonisante, reconnaissant dans ses râles et au creux de ses yeux les signes de l'agonie finale que j'avais lus le matin même sur wikipédia, je tenais sa main déjà froide et je voyais l'escalier de la rue du Bouloi.
À d'autres moments encore, j'ai monté cet escalier et mon cœur et mon pas ne faisaient qu'un.
Quand j'ai rencontré sur ma route la beauté stupéfiante du monde, la profondeur abyssale de la solitude, la terreur panique de l'amour ou l'angoisse captivante de la mort, j'ai senti que ma main frôlait Lorenzo. La mort comme l'amour est un baiser. Comme la mort, l'amour est un brasier. Nous les attendons comme des enfants avides et nous les fuyons comme la peste.
La splendeur de la mort m'a été offerte par Lorenzo ; depuis, j'ai entrevu d'autres beautés vénéneuses. Il est des escaliers en haut desquels m'attendaient des initiations et que je n'ai pas gravis. Il est des caresses que j'ai fuies, de peur qu'elles laissent mon corps en ruines. Toutes les morts m'attendent, de l'autre côté desquelles les renaissances font si peur. Toutes les morts m'attendent encore.
28.4.13, Edith
Quelques requiems d'AlmaSoror :
Maryvonne, fille de la Révolution
Amour d'un homme pour son petit garçon
Ma rencontre avec Anne-Pierre Lallande, chrétien, anarchiste, antispéciste
Les yeux, les tombeaux, l'esclave
dimanche, 28 avril 2013 | Lien permanent
Isteamar de l'intérieur
Isteamar : "c'est le terme global que les Arabes emploient pour désigner l'impérialisme occidental". J B-M.
Fasciné par le nazisme qui occupait durement son pays, puis par l'islamisme qui s'en libérait, Benoist-Méchin, homme empli d'intelligence et de sensibilité, se sera laissé impressionné par tout ce qui lui paraissait ressembler au retour de l'épopée, quitte à payer le prix de ses illusions entre quatre murs. C'est ainsi qu'il en est venu à défendre dans de belles pages emplies de son style ethéré, le plan de sédentarisation de l'Arabie adopté par le roi Saud. Fils du fondateur du pays, Saud el Awal voulait être le souverain de l'eau comme son père avait été celui du pétrole, et il était aidé dans son projet par l'O.N.U.
Benoist-Méchin est capable de créer des mythes pour soutenir le sien, c'est ce qui en fait un auteur mobile comme la pensée, fascinant comme un paysage insaisissable.
Quoi qu'il en soi, sa façon de raconter le dilemme des Bédouins du désert et leur histoire née d'une fuite, rappelle la question européenne des Roms venus de l'Inde et, malgré les quatre cents ans d'esclavage en Valachie et en Molachie, leur mode de vie à l'écart des maisons en dur et des peuples qui les construisent et les administrent.
Cela rappelle encore le face-à-face de plus en plus sanglant des identitaires et des immigrationnistes, dans les pays d'Europe qui pratiquent "l'état-providence", tous regardant le même problème depuis deux angles de perception irréconciliables : l'assimilation, qui force des millions de migrants à renoncer à eux mêmes ; le communautarisme, qui force un peuple autochtone à abandonner des pans de territoire et de culture ancestraux à des nouveaux-venus qu'ils n'ont pas désiré.
Ce passage étonnant, plein d'un rêve impraticable, du livre de Benoist-Méchin, rappelle enfin toutes les théories, aussi fumeuses que séduisantes, qui tendent à transformer un peuple selon la courbe d'une idée extrinsèque. Ou quand le style se détache du sens pour suivre sa propre logique qui n'a plus rien à voir avec la raison...
« Le ministère de l'Agriculture séoudien, assisté par la Food and Agricultural Organization de l'O.N.U. pourra dresser un plan de développement agricole de l'Arabie, portant sur vingt-cinq ans. S'il est méthodiquement appliqué, l'Arabie échappera à la menace de mort qui la guette, et sa population pourra assurer sa subsistance, sans être tributaire des importations de l'étranger.
Mais il va sans dire qu'une transformation aussi radicale de l'aspect physique d'un pays exige une transformation parallèle dans l'esprit de ses habitants. La tâche la plus difficile qui incombe aujourd'hui au gouvernement séoudien, consiste à convaincre les Bédouins des avantages qu'ils retireront de cette métamorphose. Or, pour beaucoup d'entre eux, l'idée de vivre sous un toit et de cultiver la terre leur apparaît non comme une promotion, mais comme une déchéance. Malgré la joie que leur cause la vue du moindre filet d'eau, ils refusent d'abandonner leur ancienne manière de vivre. Leur expliquer que c'est la seule façon pour eux d'échapper à la misère, est aussi vain que de prêcher à des pierres. « Lorsqu'Allah créa le monde », répondent-ils, « il prit le vent, et avec le vent, il fit les Bédouins. Puis il prit une flèche, et avec cette flèche, il fit le cheval. Puis il prit la boue, et avec cette boue, il fit l'âne. Enfin, par pure commisération, il prit le crottin de l'âne, et avec ce crottin, il fit les paysans et les citadins. » Vouloir fixer les Bédouins à un lieu quelconque du sol est aussi malaisé que d'y enraciner le vent.
Pour comprendre leur réaction, il faut comprendre leur histoire. Toutes les tribus du désert sont originaires du Yémen. Refoulées vers le nord par la surpopulation du sud, elles ont abandonné peu à peu leur vocation agricole pour devenir nomades. Rejetées pendant des siècles vers le grand espace vacant de l'Arabie centrale, elles ont perdu leurs champs, leurs jardins, leurs maisons, et jusqu'au souvenir d'en avoir jamais possédé. Mais au cours de leur longue errance à travers les sables, il leur est arrivé une prodigieuse aventure : elles y ont trouvé Dieu, un Dieu arabe qui se confond pour elles avec le soleil et les étoiles, la solitude et l'immensité. Peut-on imaginer un échange plus fructueux ? Maintenant qu'on leur demande de s'enraciner de nouveau, elles craignent de reperdre Dieu en retrouvant un champ. Renoncer à leur liberté pour cultiver la terre, c'est renoncer à tout ce qui faisait la noblesse de leur vie.
Pourtant, aussi dur que ce soit, il faudra qu'elles s'y résignent. Ici encore, nous nous trouvons devant un de ces problèmes qui nous faisaient dire, dans l'introduction de cet ouvrage, que le monde arabe était engagé sur une route où il ne pouvait plus s'arrêter, sous peine de tout reperdre. Il lui faut avancer, avancer encore...
Avancer vers quoi ? Vers un avenir qu'il n'appartient qu'à lui-même de définir. Mais dans le domaine de l'agriculture, cet avenir, par un phénomène étrange, se confond avec ses origines. Il s'agit pour lui, non d'aller vers l'inconnu, mais de retrouver son plus lointain passé : l'époque où, avant de devenir nomade, il cultivait les terrasses fertiles de Tais et de Marib. De même que certains esprits pensent régénérer l'Islam en le ramenant à la pureté de ses traditions primitives, de même certains autres estiment qu'il n'est pas impossible de réveiller dans l'âme des Bédouins des instincts plus anciens que ceux qu'y a déposés leur séjour dans le désert. Qui sait si la vue des eaux ruisselantes ne ressuscitera pas en eux, par-delà trente siècles de vie errante, la mémoire du temps où ils étaient enracinés ? Utopie, dira-t-on ! Est-ce plus utopique, à tout prendre, que de faire ressurgir des entrailles de la terre, une eau vieille de plus d'un million d'années, pour qu'elle assure la subsistance des générations encore à naître ? Parti d'un jardin, pourquoi le Bédouin ne reviendrait-il pas à un jardin, après une longue pérégrination à travers les sables ? Le cheminement que ferait ainsi son esprit serait parallèle à celui des eaux souterraines. Nulle part au monde, le « retour aux sources » ne prend un sens plus fort et plus littéral qu'ici.
Sans doute est-ce une œuvre délicate, qui exigera de la part du roi autant d'autorité que de patience. Mais c'est sur elle, en définitive, que l'histoire jugera son règne. Une œuvre de longue haleine, aussi, qui s'étalera sur plusieurs générations, car il est plus facile de creuser la terre que de transformer le cœur des êtres vivants.
Mais quelles que soient l'ampleur et la difficulté de cette réforme, puisse-t-elle s'accomplir avant qu'il ne soit trop tard. Puisse-t-elle aussi s'effectuer dans des conditions telles, que nul de ceux à qui elle s'appliquera n'ait le sentiment douloureux d'avoir à choisir entre une liberté merveilleuse et le salut de l'Arabie..
XXII
… Oui ; une œuvre de longue haleine.
En attendant, puisqu'on ne peut pas brusquer les choses, quelle tentation de se replier sur soi-même et de jouir, avec insouciance, des bienfaits de la vie ! Où mènerait-on une existence plus large et plus royale ? Chassons ces préoccupations d'avenir et savourons l'instant présent avant qu'il ne soit trop tard...
Puisque les annuités de l'Aramco s'accroissent d'année en année, pourquoi ne pas en profiter pour édifier des palais et des sanctuaires ?
C'est là un domaine où le roi n'entend se laisser distancier par personne ».
Le roi Saud où l'Orient à l'heure des relèves, par Jacques Benoist-Méchin, 1960, Albin Michel
dimanche, 10 août 2014 | Lien permanent
La grande cohorte des âmes qui attendent
Ce billet est dédié à la mémoire d'une dame qui s'appelait Anne et que les enfants appelaient Mamé. Lorsqu'elle descendait les escaliers de la vieille maison glacée, les soirs d'hiver, apeurée par la tempête qui faisait claquer les volets, elle entendait des voix lointaines gémir : "priez pour nous... priez pour nous". C'étaient les âmes du Purgatoire, pour lesquelles elle égrenait des chapelets jusque très tard dans la nuit, à la lueur vacillante d'une lampe à pétrole.
Dans cette maison, il reste, poussiéreux sur une bibliothèque mangée par les mulots, un livre qui donne la clef de ce fait mystérieux.
Ce livre s'appelle Le Grand Moyen de la Prière.
Un extrait de l'ouvrage Le grand moyen de la prière,
de Saint Alphonse de Liguori (XVII° siècle)
Autre sujet de controverse : Y a-t-il lieu de se recommander aux âmes du Purgatoire ?
Certains répondent qu'elles ne peuvent pas prier pour nous. Ils s' appuient sur l'autorité de saint Thomas pour qui ces âmes, se purifiant au milieu des souffrances, nous sont inférieures et, de ce fait, elles ne sont point « intercesseurs, mais bien plutôt des gens pour qui l'on prie ». Cependant beaucoup d'autres docteurs, tels que Bellarmin, Sylvius, le Cardinal Gotti, etc... affirment le contraire comme très probable : on doit pieusement croire que Dieu leur fait connaître nos prières afin que ces saintes âmes prient pour nous, en sorte qu'il se fasse entre elles et nous un bel échange de charité : nous prions pour elles et elles prient pour nous. Ce qu'a écrit le Docteur Angélique, à savoir qu'elles ne sont pas en situation de prier, n'est pas absolument contraire à cette dernière opinion, comme le font remarquer Sylvius et Gotti : autre chose, en effet, est de ne pas être à même de prier par situation et autre chose de ne pas pouvoir prier. Ces saintes âmes ne sont pas habilitées à prier de par leur situation, c'est vrai, parce que, comme dit saint Thomas, elles sont là en train de souffrir, elles sont inférieures à nous et elles ont besoin au plus vite de nos prières. Elles peuvent pourtant fort bien prier pour nous parce que ce sont des âmes amies de Dieu. Si un père qui aime tendrement son fils le tient enfermé pour le punir de quelque faute, ce fils n'est plus alors en situation de prier pour lui-même, mais pourquoi ne pourrait-il pas prier pour les autres et espérer obtenir ce qu'il demande en vertu de l'affection que lui porte son père ? De même les âmes du Purgatoire sont très aimées de Dieu et confirmées en grâce. Rien ne peut leur interdire de prier pour nous. L'Église, c'est vrai, n'a pas coutume de les invoquer et d'implorer leur intercession, parce qu'ordinairement elles ne connaissent pas nos demandes. Mais l'on peut croire pieusement (comme on l'a dit) que le Seigneur leur fait connaître nos prières. Alors, elles qui sont remplies de charité, ne manquent certainement pas de prier pour nous. Quand sainte Catherine de Bologne désirait quelque grâce, elle recourait aux âmes du Purgatoire, et elle se voyait vite exaucée. Elle certifiait que beaucoup de grâces qu'elle n'avait pas obtenues par l'intercession des saints, elle les avait ensuite reçues par l'intercession des âmes du Purgatoire. Que l'on me permette de faire une digression au bénéfice de ces saintes âmes. Si nous voulons obtenir le secours de leurs prières, il est bon que nous-mêmes nous nous efforcions de les secourir par nos prières et nos œuvres. J'ai dit : Il est bon, mais il faut ajouter que c'est là une obligation chrétienne : la charité nous demande, en effet, de secourir le prochain chaque fois qu' il a besoin d' être aidé et que nous pouvons le faire sans que cela nous pèse beaucoup.
Or, il est certain que les âmes du Purgatoire sont aussi notre prochain. Bien qu'elles ne soient plus en ce monde, elles continuent pourtant de faire partie de la communion des Saints. « Car les âmes des justes à la mort, dit saint Augustin, ne sont pas séparées de l'Église ». Saint Thomas le déclare encore plus clairement : la charité qui est due aux défunts passés à l'autre vie en état de grâce est une extension de cette charité que nous devons à notre prochain d'ici-bas : « Le lien de la charité qui unit entre eux les membres de l’Église, n'embrasse pas seulement les vivants, mais aussi les morts qui ont quitté ce monde en état de charité ». Nous devons donc secourir, dans toute la mesure du possible, ces saintes âmes : elles sont aussi notre prochain : et même leurs besoins étant encore plus grands que ceux de notre prochain d'ici-bas, il semble donc que, sous ce rapport, soit encore plus grand notre devoir de leur venir en aide. Or, en quelle nécessité se retrouvent ces saintes prisonnières ? Il est certain que leurs peines sont immenses. Le feu qui les consume, dit saint Augustin, est plus douloureux que toutes les souffrances qui nous puissent affliger en cette vie. « Plus douloureux est ce feu que tout ce que l'on peut avoir à souffrir en cette vie ». Saint Thomas est du même avis et il ajoute que ce feu est identique à celui de l' Enfer. « C' est par le même feu qu' est tourmenté le damné et purifié l'élu ».
Ceci concerne la peine du sens, mais beaucoup plus grande encore est la peine du dam, c'est-à-dire la privation de la vue de Dieu pour ses saintes épouses. Non seulement l'amour naturel mais aussi l'amour surnaturel, dont elles brûlent pour Dieu, poussent ces âmes avec une grande force à vouloir s'unir à leur souverain bien. S'en voyant empêchées par leurs fautes, elles en éprouvent une douleur très amère. Si elles pouvaient mourir, elles en mourraient à chaque instant. Selon saint Jean Chrysostome, cette privation de Dieu les fait souffrir infiniment plus que la peine du sens : « Mille feux de l'enfer réunis ne feraient pas autant souffrir que la seule peine du dam ». Ces saintes épouses préféreraient donc endurer tout autre supplice plutôt que d'être privées, un seul instant, de cette union tant désirée avec Dieu. C'est pourquoi , dit le Docteur Angélique, la souffrance du Purgatoire surpasse toutes les douleurs de cette vie : « Il faut que la peine du Purgatoire excède toute peine de cette vie ». Denis le Chartreux rapporte qu'un défunt, ressuscité par l'intercession de saint Jérôme, dit à saint Cyrille de Jérusalem que tous les tourments de cette terre ne sont que soulagement et délices à côté de la plus petite peine du Purgatoire : « Si l'on compare tous les tourments du monde à la plus petite peine du Purgatoire, ce sont des consolations ». Et il ajoute : « Si quelqu'un avait éprouvé ces souffrances, il préférerait endurer plutôt toutes les peines du monde, subies ou à subir par les hommes jusqu'au jugement dernier, que d'être soumis un seul jour à la plus petite des peines du Purgatoire. Ce qui fait dire à saint Cyrille que ces peines sont les mêmes que celles de l'Enfer quant à leur intensité, la seule différence étant qu'elles ne sont pas éternelles. Les douleurs de ces âmes sont donc très grandes. D'autre part, elles ne peuvent pas se soulager elles-mêmes. Comme le dit Job : « Il les lie avec des chaînes, ils sont pris dans les liens de l'affliction » (Jb 36, 8). Ces saintes Reines sont déjà destinées à entrer dans le Royaume mais leur prise de possession est différée jusqu'au terme de leur purification. Elles ne peuvent pas réussir par elles-mêmes (au moins pleinement, si l'on veut accorder crédit à certains docteurs, selon qui ces âmes peuvent tout de même par leurs prières obtenir quelque soulagement) à se libérer de leurs chaînes, tant qu'elles n'ont pas pleinement satisfait à la justice divine. Un moine cistercien dit un jour, depuis le Purgatoire, au sacristain de son monastère : « Aidez-moi par vos prières, je vous en supplie, parce que de moi-même je ne peux rien obtenir ». Cela est conforme au mot de saint Bonaventure : « Leur état de mendicité les empêche de se libérer », c'est-à-dire que ces âmes sont si pauvres qu'elles n'ont pas de quoi acquitter leurs dettes. Par contre, il est certain et même de foi que nous pouvons soulager ces saintes âmes par nos suffrages personnels et surtout par les prières recommandées dans l'Eglise.. Je ne sais donc pas comment on peut excuser de péché celui qui néglige de les secourir tout au moins par ses prières. Si nous ne nous y décidons pas par devoir, que ce soit au moins à cause du plaisir que nous procurons à Jésus Christ : c'est avec joie qu'il nous voit nous appliquer à libérer ces chères âmes pour qu' il les ait avec lui en Paradis. Faisons-le aussi à cause des grands mérites que nous pouvons acquérir par notre acte de charité à leur égard ; en retour, elles nous sont très reconnaissantes et apprécient le grand bienfait que nous leur accordons, en les soulageant de leurs peines et en leur obtenant d'anticiper leur entrée dans la Gloire. Lorsqu'elles y seront parvenues, elles ne manqueront pas de prier pour nous. Si le Seigneur promet sa miséricorde à ceux qui se montrent miséricordieux envers leur prochain : « Heureux les miséricordieux car ils obtiendront miséricorde » (Mt 5, 7).Ils ont bonne raison d'espérer leur salut ceux qui s'appliquent à aider ces saintes âmes si affligées et si chères à Dieu. Jonathan, après avoir sauvé les Hébreux par sa victoire sur les ennemis fut condamné à mort par son père Saül pour avoir goûté du miel malgré sa défense, le peuple se présenta devant le roi et cria : « Est-ce que Jonathan va mourir, lui qui a opéré cette grande victoire en Israël ? » (1 S 14, 45). Ainsi devons-nous justement espérer que, si l'un d'entre nous obtient par ses prières qu'une âme sorte du Purgatoire et entre au Paradis, cette âme dira à Dieu : Seigneur, ne permettez pas que se perde celui qui m'a délivrée des tourments ! Et si Saül accorda la vie à Jonathan à cause des supplications du peuple, Dieu ne refusera pas le salut éternel à ce fidèle à cause des prières d'une âme, qui est son épouse. Bien plus, selon saint Augustin : Ceux qui auront, en cette vie, le plus secouru ces saintes âmes, Dieu fera en sorte, s'ils vont au Purgatoire, qu'ils soient davantage secourus par d'autres. Observons ici qu'en pratique c'est un puissant suffrage en faveur des âmes du Purgatoire que d'entendre la messe pour elles et de les y recommander à Dieu par les mérites de la passion de Jésus Christ : « Père éternel, je vous offre ce sacrifice du Corps et du Sang de Jésus Christ, avec toutes les souffrances qu'il a endurées durant sa vie et à sa mort ; et par les mérites de sa Passion, je vous recommande les âmes du Purgatoire, particulièrement etc... » Et c'est aussi un acte de grande charité que de recommander aussi en même temps les âmes de tous les agonisants.
Saint Alphonse de Liguori, IN Le grand moyen de la prière
lundi, 28 octobre 2013 | Lien permanent | Commentaires (2)
La flûte de bronze
Voici un conte de la plus jeune contributrice du blog d'AlmaSoror.
D'elle, AlmaSoror avait déjà publié Le pommier d'argent.
Il était une fois, dans le plus grand des pays lointains,
Un jeune berger, dont le visage rieur enchantait les plus nobles dames,
Dont les beaux yeux bleus, faisaient rêver les plus souillons du pays,
Et dont les cheveux blonds du champs de blés rendaient jaloux les plus beaux princes.
Notre Apollon, se nommait André, ou plutôt André comme les blés,
Ses chers parents l’avaient appelé ainsi car il était né à la saison des moissons,
André avait une sœur, celle-‐ci se nommait Nicolette,
On l’appelait Brunette à cause de ses cheveux bruns couleur charbon,
On l’appelait Noisette à cause de ses yeux marron couleur chocolat,
Mais on ne l’appelait guère princesse même avec son visage de reine.
Nicolette avait les durs travaux ménagers, André les moutons à garder,
Nicolette ne pouvait toucher le chaud pain du dimanche, quand André
Pouvait croquer à loisirs dans la mie chaude.
Mais un jour alors qu’André gardait ses moutons une lueur éblouissante surgit de nulle part,
et là, une femme toucha le sol aussi légèrement qu’une plume, elle s’arrêta regarda autour puis posa les yeux sur André,
Là, elle tendit la main, agita sa baguette (car elle était fée) et une petite flûte de bronze se posa sur sa main.
Puis d’une voix étrangement douce elle dit « André, prend cette flûte, chaque fois que tu verras le mal, souffle dedans. »
André tout surpris, rentra au village.
Sur le chemin, il vit un homme se disputant un bel âne avec son voisin, André porta la flûte
à ses lèvres et une douce mélodie tinta aux oreilles des deux hommes ils s’arrêtèrent et
l’âne partit en brayant : « Merci, merci, je ne l’oublierai pas »
Il continua son chemin et vit un garçon tirant sur les ailes d’un merle,
Vite il porta la flûte à ses lèvres, et le garçon s’en fut, l’oiseau s’envola à tire d’aile en piaillant : « Je ne l’oublierai pas, c’est promis. »
Alors qu’il s’approchait de sa maison il vit une femme frappant son chien,
Comme pour l’âne et le merle, André souffla dans sa flûte et la femme partit
Pétrir son pain.
Le chien aboya alors : « Ouaf, ouaf, je ne l’oublierai pas ! »
Il arriva enfin devant la petite cabane qui leur servait de maison.
On entendait des sanglots répétitifs comme toujours, mais d’ordinaire,
André n’entendait pas les pleurs et les sanglots de cette sœur chérie.
Le cœur d’André bouillonnait de rage de voir ainsi sa sœur souffrir !
Il souffla de tout son cœur et de toute son âme dans sa flûte, et là surgît d’entre les bois, Le bel âne qu’il avait sauvé, et là surgît d’entre les bois,
Le petit merle qu’il avait sauvé, et là surgît d’entre les bois,
Le loyal chien qu’il avait sauvé.
Et tous trois alors dirent : « Que nous veux-‐tu, dis et nous ferons ! »
Alors André leur ordonna :
Toi l’âne, va porter Nicolette en quelque merveilleux pays !
Toi le chien, va protéger Nicolette partout où elle ira !
Toi le merle, va distraire Nicolette quand elle le voudra !
Et jamais ne l’abandonnez, quelle soit toujours heureuse !
L’âne, le chien et le merle s’exécutèrent et Nicolette fût toujours heureuse,
Et si vous voyiez passer par là cet étrange cortège,
Rappelez-‐vous bien de mon histoire.
Marie de La Roche Saint-André
De cette auteure, AlmaSoror avait déjà publié Le pommier d'argent
jeudi, 15 août 2013 | Lien permanent | Commentaires (3)